Grisélidis, Les Souhaits ridicules, Peau d'Ane : Perrault, trois contes en vers, 1694

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Sur les Contes de Perrault
: 1. Charles Perrault 2. Présentation des Contes3. Les Contes de Perrault : un témoignage sur le XVIIe siècle ?4. Le plus célèbre des illustrateurs de Perrault, Gustave Doré — 5. La version en prose de Peau d'âne (XVIIIe siècle) — 6. Les contes en prose (Contes ou histoires du temps passé avec des moralités, 1697) — 7. définir le conte



Lorsque Perrault publie ses trois contes en vers, en 1694, ils sont déjà connus. Grisélidis a été d'abord lu à l'Académie française (par l'abbé de Lavau, août 1691) puis publié dans Le Mercure Galant, en septembre, sous le titre de La Marquise de Salusses, avec en sous-titre "nouvelle" ; il existe, par ailleurs, une lettre de Perrault adressée à un inconnu, dans laquelle il s'explique à propos de ce conte; Les Souhaits ridicules ont aussi été publiés dans Le Mercure Galant en novembre 1693, et Peau d'âne a circulé dans les les salons.
Lorsqu'il les rassemble, Perrault les fait précéder d'une préface qui les inscrit dans la Querelle des Anciens et des Modernes. Comme tous les écrivains de son époque, Perrault affirme d'abord que ces "bagatelles" renferment "une morale utile" et qu'elles sont placées sous le double signe du "plaire et instruire" cher aux classiques.  Mais il entame aussitôt une comparaison avec les "Fables" des Anciens pour donner la palme aux Modernes : "Je prétends même que mes Fables méritent mieux d'être racontées que la plupart des Contes anciens." En effet, leur moralité est sans reproche puisque "Partout la vertu y est récompensée et partout le vice y est puni."
Au passage, il signale pour origine à ces contes "nos aïeux" et pour destinataires, les enfants ce qui, d'une certaine manière, revient à leur donner une fonction sociale essentielle puisqu'ils rattachent le passé (les aïeux) à l'avenir (les enfants) en ébauchant par la même occasion l'image d'un territoire commun où peuvent se transmettre ces récits que les Lumières, puis le Romantisme feront Nation.
La lettre accompagnant l'envoi de Grisélidis propose un débat sur la réception du conte et les reproches faits à l'auteur, en particulier pour ce qui regarde le caractère chrétien du récit, qu'il conclut en décidant, malgré tout, de ne pas retoucher le conte. Ce faux débat met surtout en évidence les modifications apportées par Perrault à une histoire traditionnelle : psychologie, rationalisation, christianisation.
Mais ces trois contes ne seront inclus dans le recueil des Contes de ma mère L'Oye que longtemps après la mort de Perrault, dans une édition de 1781.

Grisélidis :

Le texte est composé de 951 vers hétérométriques, répartis en strophes inégales, dont les 29 premiers vers sont une dédicace humoristique sur la patience, vertu que les Parisiennes ont enseigné à leurs maris (on retrouve la même idée dans La Barbe Bleue de 1697), destinée "A Mademoiselle***", que certains identifient à Mademoiselle Lhéritier, auteur de contes elle-même et nièce de Perrault.
La source donnée par Perrault est un livre de colportage ("j'aurais mieux fait de ne pas y toucher et de le laisser dans son papier bleu où il est depuis tant d'années." Le "papier bleu" étant la couleur de la couverture des livres vendus par colportage dans les campagnes et issus d'une imprimerie de Troyes). Soriano estime que le conte, tel que transmis dans les livres de colportage, doit dater de 1546. Charles Nisard en rapporte une version de 1656 (Histoire des livres populaires ou de la littérature de colportage, tome II, p. 481).
Une autre version en est fournie par Paul Boiteau, en 1861 dans Légendes pour les enfants.
En réalité, il semble qu'il faille créditer Boccace de son invention, même si le thème de la femme injustement maltraitée par son mari est un thème très ancien qu'on trouve chez Marie de France, par exemple, dans "Le Lai del Freisne" (Le Lai du Frêne), dont certaines caractéristiques pourrraient bien avoir été empruntées par Boccace pour son dernier conte du Décaméron.
Le conte de Boccace a été adapté en latin par Pétrarque (et Chaucer l'en crédite dans les Contes de Canterbury), version définitive en 1374 et l'adaptation a connu une grande diffusion. On le trouve dans Le Livre de la vertu du sacrement de mariage et du réconfort des dames mariées, composé par Philippe de Mézières entre 1385 et 1390 et l'auteur du Ménagier de Paris (dans les années 1390) le reproduit pour l'instruction de son épouse.
Pétrarque interprétait le conte comme une allégorie de la soumission de l'âme à la Providence (c'est ce que rapporte Chaucer, éd. Gallimard, coll. Folio, p. 735-736)

Perrault, sur ce conte, procède de deux manières : il amplifie le texte par des descriptions (la chasse), des motivations psychologiques données aux personnages (mélancolie du Prince, piété de Grisélidis); il supprime du conte certains éléments, sans doute parce que trop liés justement au caractère du conte populaire, la répétition, pour le deuxième enfant, la violence pour le renvoi toute nue et la demande d'une chemise.
Des trois contes en vers, c'est celui dont la dimension d'apologue est la plus nette. Les malheurs imposés à Grisélidis, sa patience et sa soumission, puis son triomphe ne sont pas sans rappeler l'histoire de Job dans l'Ancien Testament, et peuvent s'interpréter comme les épreuves imposées à l'âme chrétienne par un Dieu incompréhensible, fort semblable à celui des Jansénistes.

Les Souhaits ridicules

La source orale et populaire est indéniable, il est répertorié dans les catalogues sous deux formes : celle des souhaits que la mésentente des personnages finit par annuler, celle du pêcheur où l'excès des désirs finit par les annuler (n° 750 et n° 555). On en trouve aussi de nombreuses traces écrites avant Perrault, dont une fable, sur ce même thème des voeux ratés, de Marie de France. Mais le "boudin" est une invention de Perrault qui fait résonner, en association avec une mesure, "l'aune", de manière relativement grivoise ce conte dans lequel l'épouse est jolie : "Fanchon était jolie, elle avait bonne grâce.".
Le conte est composé de 155 vers hétérométriques dont les vingt premiers sont une dédicace "A Mademoiselle de La C..." (Philis de la Charce, 1645/1703, amie de la nièce de Perrault, Mademoiselle Lhéritier, conteuse elle-même) et mettent l'accent sur l'art de l'écrivain : "[...] c'est la manière / Dont quelque chose est inventé, /Qui, beaucoup plus que la matière, / De tout récit fait la beauté."
Le conte est facétieux, et s'il semble critiquer les femmes, d'une manière traditionnelle, à bien y regarder ce sont les hommes qui sont moqués, incapables de supporter que leurs femmes aient plus souvent raison qu'eux; trop impétueux aussi, et peut-être trop portés sur les satisfactions matérielles ; finalement, la mésaventure permet aussi au personnage de mesurer l'importance qu'a sa femme dans sa vie. L'écrivain mêle ici les registres de langue en utilisant de nombreux mots ou expressions populaires savamment disposés dans une langue plus châtiée : "ça / grand'chère / venir à propos / attendez-moi sous l'orme / être bien boeuf."
Le conte rappelle que, dans sa jeunesse, Perrault a joué avec le burlesque. Mais en même temps, sa morale, qui se déploie au début dans les paroles de Jupiter avisant qu'on lui fait tort en lui reprochant de n'exaucer aucun voeu humain, et à la fin dans les cinq derniers vers du conteur définissant les humains comme "misérables / Aveugles, imprudents, inquiets, variables", par là même incapables de savoir ce qu'ils veulent ou ce qui est bon pour eux, lui donne une dimension de réflexion religieuse, peu éloignée du jansénisme, en rappelant qu'Augustin d'Hippone (Saint Augustin) définit l'homme comme être de désir, mais qui oriente mal ses désirs. Le seul objet qui peut vraiment satisfaire le désir humain est Dieu. On retrouve aussi ici la démarche du Pascal des Pensées.

Peau d'âne

Le conte est dédié à Madame la marquise de L..., identifiée comme la marquise de Lambert (1647-1733). Personnage important que la Marquise ! Cultivée, raffinée, résolument du côté des Modernes, amie de Fontenelle, lequel est fort lié avec Perrault, elle va tenir salon, à partir de 1698, et jouera un rôle essentiel dans le développement de la pensée des Lumières, au début du siècle suivant. 572 vers hétérométriques rapportent ce conte, le plus célèbre du temps, au point d'être devenu synonyme de "contes de fée". On le trouve évoqué par Molière, dans Le Malade imaginaire (1673, II, 8), par La Fontaine dans "Le pouvoir des fables" (fable 4 du livre VIII, publié en 1678), mais bien avant cela, Scarron en faisait déjà le modèle des contes dans la première partie du Roman comique (1651), comme il l'avait déjà fait dans le Virgile travesti (1648) où la reine Hécube "entretenait" son petit-fils "de Mélusine / De Peau d'Ane et de Fierabras, / Et de cent autres vieux fatras." Il est, dans la version de Perrault, un assemblage d'éléments empruntés à diverses sources.  Il suit de près, selon Soriano, l'Orsa (L'Ourse) de Basile, pseudonyme de Gian Alesio Abattutis, comte del Torone, auteur du Cunto de li Cunti — écrit en dialecte napolitain — et d'Oeuvres poétiques, publiées en 1613. Mais par ailleurs, il emprunte l'âne producteur d'or à d'autres traditions, ainsi que les trois robes et la bague (dont le rôle rappelle celui de la chaussure dans Cendrillon).
Les invraisemblances du conte (en particulier la peau d'âne couvrant l'héroïne critiquée dès la publication) semblent voulues comme si, commente Soriano,  Perrault "pensait que le charme des vieux contes, c'est justement d'être racontés sans souci de l'art et de la logique."
Comme les deux autres contes en vers, son thème essentiel est celui de la "folie" humaine dont la passion amoureuse est la plus représentative à travers le désir incestueux du père qui y sacrifie ce qu'il a de plus précieux, la peau de l'âne faiseur d'or, à travers la maladie du prince qui pourrait le conduire à la mort. Les moralités qui se succèdent à la fin du conte opposent le "devoir", la "vertu" à cette folie dont la "vanité" est aussi l'un des aspects essentiels. C'est sur un mode plaisant et léger poser, malgré tout, des questions essentielles, dont celle du désir, celle de la nécessaire rupture avec l'univers familial pour pouvoir grandir.
Par ailleurs, les descriptions des deux royaumes permettent obliquement l'éloge du luxe contemporain, en particulier dans l'artisanat du textile puisque les ouvriers du royaume font aussi bien avec leur industrie que toutes les magies d'une baguette de fée.

Ces trois contes, en vers selon la tradition lettrée, ne se démarquent des oeuvres de La Fontaine, par exemple, que par l'origine des récits, volontairement affirmée populaire, dans la préface, et proprement française. Par leur double jeu sur l'expression des désirs, mais aussi sur le rôle civilisateur des femmes (la patience de Grisélidis finit par adoucir la brutalité de son tout puissant et barbare époux, la dispute entre Fanchon et Blaise finit par les ramener à ce qui est essentiel, plus essentiel que les richesses, leur couple. Et ce propos n'est pas si éloigné du petit poème de L'Apologie des femmes qui vante les délices des mariages bien assortis, paru la même année, 1694 ; enfin, la fée et Peau d'Ane finissent par mettre à la raison le père qui en vient à se réjouir du mariage de sa fille), sur l'éloge direct et indirect du temps présent, ils jouent bien leur partie dans la querelle des Anciens et des Modernes.



Harry Clarcke, 1922

Les Souhaits ridicules, illustration de Harry Clarke pour une édition anglaise des Contes, Harrap's, 1922.
Le livre sur Archive.org
Les illustrations sur ce site.


photgramme Demy

Catherine Deneuve dans le rôle titre du film de Jacques Demy (1970)


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