Remorques, Roger Vercel, 1935

coquillage



     Roger Vercel, en 1935, est professeur de lettres à Dinan, où il est installé depuis 1921. Il a obtenu, l'année précédente, en 1934, le prix Goncourt pour son roman Capitaine Conan. Remorques est son 5e roman (le premier a été publié en 1930) et le premier dans lequel la Grande guerre ne joue aucun rôle, sinon comme souvenirs épars du personnage principal qui a passé la guerre dans la marine, en mer Egée.
Attention : un film, avec le même titre, a été tourné en 1941, par Jean Grémilllon, avec Jean Gabin et Michèle Morgan, mais le scénario s'éloigne beaucoup du roman quoique Vercel y ait travaillé, vite remplacé, il est vrai, par Spaak et Cayatte, et, pour finir, par Prévert. Le film imagine une histoire d'amour entre le capitaine Renaud (devenu Laurent) et Catherine, l'épouse malheureuse du capitaine du navire "sauveté". C'est donc le thème de l'amour qui a retenu l'attention du cinéaste et des scénaristes.
La première de couverture du roman dans le livre de poche (1956) entretient la confusion en proposant un visage de femme qui rappelle Michèle Morgan, l'actrice incarnant Catherine dans le film.
Remorques, le roman, n'est rien de tout cela.
     C'est à la fois un roman d'aventure (un bateau, des marins, une terrible tempête), un roman psychologique (les complexes relations entre les hommes et les femmes à travers les trois couples du récit), mais aussi, chose rare en littérature, un roman qui exalte le travail.
En 11 chapitres, un narrateur omniscient relate une histoire qui se déroule sur deux mois (avril, mai), celle qui arrive au capitaine Renaud, à ses hommes et à leur bateau, "le remorqueur de sauvetage Cyclone, en station d'assistance à Brest" : d'abord, le difficile sauvetage, en pleine tempête, d'un cargo ; ensuite, celui, par temps calme, d'un bateau visiblement abandonné par son équipage, avec les aléas afférents.
Parallèlement au travail des sorties en mer, la vie du capitaine est alors bouleversée par la maladie de sa femme.



Vercel

dessin de Jean Vercel (1929-2011) représentant son père sur un rivage à marée basse.





Damien Roudeau


Damien Roudeau, deux remorqueurs portuaires dans le port de Brest, avril 2013

Les personnages :

Le capitaine Renaud : il se prénomme André, a fait ses classes dans la marine à voile, a épousé la fille d'un armateur, Yvonne, il a 46 ans, et dirige un bateau sauveteur, le Cyclone. L'homme est rude, indéniablement bon marin, ses hommes ont une absolue confiance en lui, et fondée, mais piètre mari. Ses qualités de marin et sa trajectoire sont sans doute inspirées de celles de Louis Malbert qui, de 1924 à 1931, est capitaine du remorqueur l'Iroise dont l'histoire est très proche de celle du Cyclone : bateau russe, récupéré en Tunisie, et réarmé pour les secours d'urgence.
La vie privée du personnage appartient, elle, entièrement à l'imaginaire.
Yvonne Renaud : elle a 40 ans ; elle est, dès le début du roman, atteinte d'une maladie qui reste mystérieuse, elle a été opérée, a vieilli d'un coup, se retrouve avec un coeur fragile. Elle a été la compagne dévouée de son mari, l'a toujours accompagné, et soutenu, sans qu'il sache jamais le coût physique et psychologique de cette vie en mer. De son courage et de sa force témoigne le cuisinier du remorqueur qui a navigué avec le couple.
Tanguy : le second du Cyclone. Taciturne, affligé d'un bec de lièvre que masque mal une moustache, "A la mer, splendide, et d'une force de taureau intelligent" pense de lui son capitaine ; il est amoureux d'une épouse frivole et légère. Le cuisinier le juge un bon "gars".
Royer : le cuisinier (il avait été le cuisinier de Renaud pendant dix ans, a navigué 18 ans dans la marine à voile dont il pleure la disparition), il louche, il porte la barbe, possède une petite guenon nommée Lucie qu'il a sauvé de la noyade et adoptée comme mascotte du Cyclone. Ne supporte pas de voir des animaux se noyer.




Jean Gradassi

Illustration du roman, Jean Gradassi (1907-1989), éd. du Panthéon, Paris, 1950.



Kerlo : le bosco (maître d'équipage) du bateau. Il a plus de 40 ans, "maigre, glabre" avec des "yeux jaunes". La rumeur lui prête un passé d'homme riche. Il porte des gants pour travailler. Quand il ne travaille pas, il boit. "J'ai fait des blagues dans le temps, alors je fais le mort..." avoue-t-il. Il a une fille qu'il n'a pas vu depuis 10 ans.
La naufragée : épouse du capitaine du bateau grec (l'Alexandros), mariée depuis deux ans (elle a 22 ans) elle n'a pas de nom. Une femme énergique, qui s'est fait doublement piéger, par un viol d'abord, puis par l'idéologie du temps qui exige réparation et qui pousse son père a conclure un mariage dont il sait lui-même qu'il va être désastreux. Sa jeunesse lui confère, aux yeux de Renaud, un charme auquel il est tenté de succomber.
Décidée à divorcer et à se venger de ce "mari" imposé, elle fournit des preuves à Renaud sur sa forfaiture.
Le capitaine du bateau grec : personnage invisible, sans nom lui aussi, mais autour duquel se fait et se défait l'aventure puisqu'il se conduit, comme dit sa femme, en "brute" et en "canaille". "Brute", c'est elle qui en témoigne, "canaille", tous les marins du Cyclone ont pu le constater.
Les personnages dans leurs interactions mettent en relief les questionnements que suscite le roman.

      D'abord, la question du travail qui est abordée, dès le premier chapitre, par la description précise des capacités du Cyclone, en termes techniques, par le coût détaillé de son utilisation, par les obligations qu'il impose à ceux qui l'opèrent. Il ne néglige pas de préciser le fonctionnement du service, géré par une "Compagnie", sise à Paris, qui peut, éventuellement convoquer le capitaine, lequel, par ailleurs doit fournir un rapport détaillé de chacune de ses sorties.
Le travail n'a pas bonne presse. Dans la littérature romanesque, il est le plus souvent évoqué comme mortifère pour le travailleur (cf. Germinal de Zola ou encore 325.000 Francs de Vailland). Et chacun de revenir à plaisir sur son étymologie supposée, le latin "tripalium" (instrument de torture romain), laquelle a été remise en question d'ailleurs, ces dernières années (Marie-France Delport, 1984 ; André Eskénazi, 2008).
Si le travail apparaît comme nécessaire aux collectivités en produisant des richesses, en étant facteur de développement et d'amélioration, rares sont les écrivains qui lui reconnaissent un rôle positif dans la construction de l'individu. Primo Levi est de ceux-là, et Vercel aussi. On comprend mieux ainsi l'admiration du premier pour le second.
Le travail, en tant que tel, dans les activités qu'il impose, occupe 7 chapitres sur les 11 du récit (6 chapitres consacrés au sauvetage du cargo dans la tempête, un chapitre pour le vapeur anglais), c'est dire qu'il est le coeur du récit.


Les marins eux-mêmes considèrent leur activité comme telle, et quand le cuisinier annonce qu'il va falloir "se mettre à travailler", "Le mot ne surprit personne. On n'avait encore rien fait que d'aller au chantier" mais "aller au chantier" est aussi un travail, et un rude, compte tenu des conditions le plus souvent mauvaises dans lesquelles se font les interventions. Cela représente plus de 15h (3 chapitres) de route sans repos, sans possibilité réelle d'échapper à la brutalité des éléments, vents violents et océan démonté.
      Outre le coût humain du travail (la fatigue, les blessures, celle des hommes comme celle du bateau), l'écrivain montre le détail des gestes (le radio essayant de réparer son émetteur, le mécanicien tentant de débarrasser son hélice du filin qui s'y est pris), des actions, où chacun occupe une place précise et indispensable, y compris le cuisinier qui doit veiller à nourrir et réconforter l'équipage même si sa marmite de soupe se renverse dans sa cuisine. La précision du récit est assurée par l'emploi du vocabulaire technique et/ou maritime adéquat, ce qui n'est pas contradictoire avec son lyrisme parfois, ainsi des silhouettes des marins vues de loin "des silhouettes de brume qui gesticulaient dans la pluie oblique des grains, sous le coaltar des nuages traînant sur leur pont."
      Le travail révèle la vérité de chacun dans la confrontation de l'homme à la matière, qu'elle soit celle de la nature, l'océan, les vents, la pluie, ou celle des objets, le poste de TSF qui tombe en panne, les machines qui chauffent trop, les filins qui cassent.
Ces hommes, ordinaires, avec les misères de la vie quotidienne, leurs préoccupations, leur passé problématique, parfois, deviennent, en quelque sorte, plus grands qu'eux-mêmes dans les tâches à accomplir.
Vialatte, dans une de ses chroniques (21 août 1962) résume bien ce travail des marins. Au bout du môle, écrit-il "On [...] trouve le vent, la tempête, l'orage, les courants, les écueils. Tous les apaches de l'Atlantique. Tous les démons. L'homme ne peut s'y opposer qu'en conjuguant sa force et son intelligence, une connaissance étonnante du milieu, une promptitude surprenante des réflexes, une endurance à toute épreuve et un sang-froid que rien n'intimide, une science du métier faite instinct." Et c'est exactement cela que raconte le roman de Vercel.



     Le second questionnement que soulève le roman est celui des relations entre hommes et femmes.
Trois couples permettent de l'aborder, celui du capitaine Renaud et de sa femme, mariés depuis vingt ans ; celui du second, Tanguy, et de sa femme, "la petite Tanguy" comme l'appelle le capitaine; enfin celui du capitaine grec et de sa femme, dont l'histoire n'est racontée que de son point de vue à elle.
      Dans la logique du roman, il est sans doute possible de voir dans ces trois couples, trois moments de la vie à deux, trois âges aussi. Le capitaine Renaud et sa femme se sont aimés, malgré la différence de classe, elle, fille d'un armateur, lui, "second sur un vieux caboteur". Ils ont partagé les inquiétudes, la vie difficile en mer, mais leur histoire est heureuse. Le drame ne commence, pour eux, qu'avec la maladie d'Yvonne. Le second couple, compte-tenu du "petite", est constitué d'un mari plus âgé que sa jeune femme provocatrice et probablement peu fidèle selon les rumeurs de l'équipage, mais comme tout le monde aussi en convient "bonne fille". Enfin le dernier couple, jeune (elle a 22 ans, elle avait 20 ans quand elle a connu son mari qui était en stage), est mal assorti et ne partage aux dires de la jeune femme que de la haine, tous deux ayant le sentiment d'avoir été piégés dans le mariage.
      Ces trois couples sont, d'abord, le témoignage d'une époque où le mariage apparaissait bel et bien comme la finalité d'une vie féminine et dans la mesure du possible, un mariage dans lequel l'époux assurait la vie quotidienne (aucune de ces femmes ne travaille ni ne l'envisage), un mariage garanti par la famille. Yvonne contraint son père à accepter son mariage, elle y met un an mais elle n'envisage pas de se marier sans son aval, comme le père de la naufragée impose (en le menaçant de mort) au Grec le mariage en réparation du viol. De détails en détails, le romancier rappelle un temps que l'on espère révolu, celui où un homme ne pouvait pas aller chez le boulanger sans déchoir, celui où les rôles féminins et masculins étaient si bien définis par la société que même à l'intérieur d'un couple, il n'était pas question de les revoir. Ainsi d'Yvonne Renaud s'effaçant pendant 20 ans devant son mari, jusques et y compris lorsqu'il mettait en péril leur existence.
Le personnage du capitaine Renaud est particulièrement emblématique de cet univers phallocratique parce que progressivement, au fur et à mesure qu'il prend conscience que sa femme va vraiment mourir, il découvre son égoïsme, c'est-à-dire, la façon dont il a toujours couvert les actions faites en réalité à son bénéfice d'un "moi j'ai toujours trouvé mon plaisir à lui faire plaisir." Ce que le narrateur commente d'un "Il arrivait bruquement devant la réalité même de l'amour qui ne vise que soi à travers les autres et ne cherche, en aimant, que la jouissance d'aimer." Mais Renaud vaut mieux que ça et finira par comprendre réellement la vérité à propos de sa femme et de lui-même. Et comprendre, par la même occasion, que Tanguy puisse aimer sa femme au-delà de son orgueil de mari "bafoué". Ce qui n'est pas sans rappeler une des aventures contées dans Jacques le fataliste par le maître, celle de la belle veuve "sage par raison, libertine par tempérament".
     Mais c'est aussi un hommage rendu aux femmes, à leur force, à leur énergie (dans le bien ou dans le mal), et aux puissances de l'amour : Yvonne Renaud a "fait" son mari, bien davantage qu'il ne s'est fait, de même que la "naufragée" va faire ce que l'homme qu'elle hait n'a pas réussi à faire contre elle, le détruire. En somme dans ce roman "d'hommes", le sexe fort n'est pas celui qu'on croit.



 so
René Genis

René Genis, lithographie, illustration pour Remorques, Les Bibliophiles de France, 1957.




A consulter
: un dictionnaire en ligne pour s'y retrouver dans le vocabulaire technique, voire l'argot, maritime.
A lire : pour comparer, un véritable rapport sur un sauvetage, avec le rapport du personnage du roman (chapitre VII)
Un témoignage sur L'Iroise et le capitaine Malbert.



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