La Fille aux yeux d'or, Honoré de Balzac, 1834-35

coquillage



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Louis Boulanger

Louis Boulanger (1806-1867), portrait de Balzac, exposé au salon de 1837.
Balzac est représenté dans la robe de chambre qu'il portait pour travailler et qui ressemble à une bure monacale.

Les références de pages renvoient au tome V de La Comédie humaine, Gallimard, Collection Pléiade, 1977.

Rédaction et édition

Il s'agit d'un récit très bref, troisième et dernier volet d'un ensemble surtitré Histoire des Treize. Le premier récit est Ferragus, le deuxième La Duchesse de Langeais (d'abord intitulé "Ne touchez pas à la hache").
Le récit est rédigé en deux temps, une première partie datée du 15 mars 1834, et une seconde datée dans la postface : "Meudon, 6 avril 1835". Il est publié aussi en deux fois. Le manuscrit le divise en trois épisodes : "Physionomies parisiennes" (dans lequel Balzac a intégré un article paru dans La Caricature, le 16 décembre 1830, "Le petit mercier"), "Une intrigue à Paris" qu'il change ensuite pour "Singulière bonne fortune", et "La Force du sang".
Le premier chapitre est publié dans le tome XI (1834) des Etudes de moeurs du XIXe siècle, et il est inclus dans le 4e volume des Scènes de la vie parisienne. Les deux autres prennent place dans le tome XII (1835) du même ensemble et dans le 5e volume des Scènes de la vie parisienne.
A l'encontre de nombreux autres écrits de la même période, il paraît directement en volume et non dans un périodique. Il appartient à une oeuvre que son auteur n'a pas encore conçue comme un ensemble où reviennent les personnages, mais qui a, peut-être, joué un rôle dans ce projet, dans la mesure où chacune de ces histoires venant illustrer la puissance des Treize se trouvait naturellement, si l'on peut dire, dans l'obligation de faire réapparaître certains personnages, par exemple le marquis de Ronquerolles.
Mais le principe n'était pas encore appliqué. Si, dans les éditions contemporaines, le parc de l'hôtel particulier des San-Réal voisine avec celui de Nucingen (le Banquier de La Comédie humaine) c'est en raison de son intégration postérieure dans l'ensemble. En 1835, ce voisin s'appelait Porcher.
Dans l'édition Furne de La Comédie humaine, Les Scènes de la vie parisienne commencent avec le volume 9 (1843) et c'est l'Histoire des Treize qui, avant César Birotteau et La Maison Nucingen, en devient l'ouverture, presque au sens musical du terme, et d'ailleurs les deux premiers récits sont dédiés à des musiciens, Berlioz et Liszt, respectivement. La Fille aux yeux d'or n'est plus alors divisé en chapitres, c'est un texte d'un seul tenant que Balzac dédie à "Eugène Delacroix, peintre" dont il admirait particulièrement les peintures orientalistes.


Fin du cycle de l'Histoire des Treize

Le premier volume, Ferragus, était précédé, dès sa parution en 1833, d'une préface révélant l'existence, sous l'Empire, donc avant 1815, d'une société secrète, "les Treize", vouée à satisfaire les caprices de ses membres, mais dont le narrateur, après avoir précisé qu'elle est dissoute, laisse entendre les potentialités en termes de "manipulation" sociale puisque cette histoire des Treize "peut seule expliquer certains ressorts en apparence surnaturels."
Le narrateur place ses histoires sous le signe de Mme Radcliffe (dans sa préface, mais son personnage, de Marsay, en fait autant dans le récit de La Fille aux yeux d'or), autrement dit du "roman noir" ou "roman gothique", un genre que l'auteur Balzac avait cultivé avant 1829 sous divers pseudonymes. Le souterrain explique la surface ; le caché, l'invisible, tire les ficelles du visible. Le chiffre même de ce groupe est symbolique. Il renvoie naturellement aux Evangiles et à la Cène, aux douze apôtres et au Christ, avec la mauvaise réputation (il porte malheur, dit la superstition, surtout le vendredi...) que lui confère la présence d'un traître au sein du groupe. Dans la symbolique des nombres, il est considéré comme une puissance, mais une puissance déséquilibrée (12+1), ayant partie liée avec la mort. La Mort étant, par ailleurs, la treizième arcane majeure du Tarot. Puissance dynamique marchant vers la mort, c'est bien ainsi que les Treize sont mis en oeuvre dans les trois récits et par trois fois il s'agit de la mort d'une femme.
Enfin, le cadre de ces aventures est Paris. Dans Ferragus, l'incipit propose Paris dans sa matérialité, les rues et leur physionomie. Paris y est "monstrueuse merveille", "la ville aux cent mille romans" (Pléiade V, p. 795) ; dans La Duchesse de Langeais, le début de l'analepse qui va conter l'histoire de la duchesse, se penche sur le Faubourg Saint Germain, à la fois en termes d'urbanisme (le quartier de la noblesse) et de sociologie, le centre du pouvoir ; enfin l'incipit du troisième volet, s'intéresse au "peuple" parisien, dont le mouvement est continu, à la fois horizontalement, monde du travail et de la création de richesse, et vertical, chaque groupe social infusant sa richesse (en hommes et en or) dans celui qui lui est immédiatement supérieur.
Dans l'édition Furne, la préface chapeautant l'ensemble perdure, elle "ouvre" donc les Scènes de la vie parisienne par cette manière d'avertissement invitant le lecteur à chercher et découvrir les ressorts de ce qui pourrait lui paraître incompréhensible dans les comportements humains, dans les situations les plus ordinaires comme dans les plus déconcertantes.
La nouvelle est suivie d'une postface où le narrateur affirme qu' "il ne terminera pas sans avouer ici que l'épisode de La Fille aux yeux d'or est vrai dans la plupart de ses détails", ce qui revient à dire que c'est un roman et qu'il relève de l'imaginaire car, ajoute-t-il, "L'historien des moeurs est obligé comme ici d'aller prendre, là où ils sont, les faits engendrés par la même passion, mais arrivés à plusieurs sujets, et de les coudre ensemble pour obtenir un drame complet."
Le roman, qui est plutôt une nouvelle, compte tenu de sa composition ramassée, du petit nombre de personnages concernés, et de sa chute spectaculaire, propose donc l'exploration d'une passion, à entendre non pas au sens amoureux malgré les apparences mais au sens de la philosophie morale : "Tendance d'origine affective caractérisée par son intensité et par l'intérêt exclusif et impérieux porté à un seul objet entraînant la diminution ou la perte du sens moral, de l'esprit critique et pouvant provoquer une rupture de l'équilibre psychique" (TLF), une "maladie de l'âme" comme disait Kant.







Jardin des Tuileries, 1815

Vue de la place Louis XV et des Jardins des Tuileries, vers 1815-1830, Henri Courvoisier Voisin, gouache sur papier, Musée Carnavalet, Paris.
C'est dans le jardin des Tuileries que De Marsay voit, pour la première fois, la "Fille aux yeux d'or"

Le titre

Comme tous les titres, c'est un "message codé en situation de marché", il doit à la fois attirer le chaland, l'inciter à acheter le produit, donc surprendre, intriguer, mais sans excès pour n'être pas incompréhensible et provoquer le rejet ; il doit aussi donner quelque information sur le contenu, donc être un énoncé romanesque.
La Fille aux yeux d'or n'a pas toujours eu ce titre. La nouvelle, dans la Postface de Ferragus, en 1833, était annoncée comme "La Fille aux yeux rouges". L'adjectif "rouges" ouvrait toutes sortes d'expectatives dans deux directions, presque antinomiques, celle du feu et du diabolique (mal actif), celle des pleurs et de la souffrance (mal souffert). C'était un titre dont la force énigmatique était grande.
L'or, qui remplace "rouges" en 1834, devait, sans doute, au regard de l'auteur, offrir un autre type d'énigme, en faisant écho à des titres de contes de fée (par exemple "La Belle aux cheveux d'or" de Madame d'Aulnoy), promesse que le récit sera loin de tenir, mais c'est un conte de fées pour adultes. L'association de l'or et des yeux surprend et peut inquiéter car l'or renvoie autant à la minéralité (c'est un métal, le personnage peut donc s'en révéler aussi dur et inflexible que le minéral, en même temps que tout aussi précieux, par sa rareté d'abord) qu'à l'animalité, aux félins en particulier (connotation de danger et Vautrin aussi a des yeux "clairs et jaunes comme ceux des tigres" dans Splendeurs et misères des courtisanes, Pléiade V, p. 155), autant à la circulation des richesses (l'or domine encore les échanges marchands) qu'à leur rétention. Cet or des yeux garde cependant les propriétés du rouge précédant via le feu, comme lors du premier rendez-vous "Ses yeux étaient tout joie, tout bonheur, et il s'en échappait des étincelles." (Pléiade V, p. 1080)
Le mot "Fille" qui se conserve d'un titre à l'autre, en emploi absolu, désigne une prostituée (en laquelle se conjoignent or et sexe, les deux clés de la lecture de Paris, ici)
Les trois lexèmes de ce titre appellent des rêveries autour du sexe (fille), du spectacle (les yeux, le regard) et d'une certaine sauvagerie à la fois animale, et sociale, car l'or, particulièrement dans La Comédie humaine, est gros de dangers tant individuels que collectifs.


Le récit

c'est une histoire brève, dense, avec peu de personnages, qui se noue et se dénoue brutalement, non pour ce qui regarde le livre, mais pour la relation amoureuse qui y est relatée. Le "drame complet" est celui d'un désir qui rejoint la frénésie possessive des personnages de Racine pour lesquels l'autre est toujours un objet (cf. Néron dans Britannicus) pouvant aller jusqu'à faire tuer ceux par qui ils se jugent "trahis", comme Phèdre ou Hermione condamnant Hyppolite ou Pyrrhus (Phèdre et Andromaque, respectivement). De Marsay en est le héros. Il faut se rappeler que de Marsay est l'homme politique, par excellence, de La Comédie humaine, où il devient premier ministre, après 1830, dans Une ténébreuse affaire (il meurt vers 1834, comme l'apprend au lecteur Les Secrets de la princesse de Cadignan, 1839). Cette aventure remonte à sa jeunesse puisqu'elle se déroule en 1815, pendant la période des Cent jours. Il a alors 22 ans (p. 1057). Elle commence "vers le milieu du mois d'avril" (Pléiade V, p. 1058), un dimanche, et ne dure que quelques semaines à peine, trois en gros.  Le jeune homme est séduit par la beauté peu commune d'une promeneuse, aux Tuileries, et veut la conquérir. Il découvre très vite qu'elle s'appelle Paquita Valdès. Comme toujours avec Balzac, la durée est une succession de "journées" intenses entrecoupées de "vides" plus ou moins définis: "quelques jours" après le dimanche de la découverte de l'adresse de la jeune femme vue aux Tuileries, le lundi de l'enquête du domestique, et la nouvelle rencontre du mardi. Ces "quelques jours" permettent à de Marsay de trouver le moyen d'expédier une lettre qui débouche sur un rendez-vous. A cette journée pleine succèdent deux jours où "Il disparut sans que l'on pût savoir où il était allé." (p. 1085) Viennent alors les deux rendez-vous successifs dans le boudoir, suivis d'une nouvelle disparition durant une semaine à la fin de laquelle se situe le dénouement.
La fable est le récit d'un coup de foudre, qui se déploie en trois étapes comme le titrage de la première édition le mettait en évidence : une exposition lente, minutieuse, descriptive qui s'inscrit dans le modèle naturaliste (Buffon, Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire étaient évoqués dans la préface de La Comédie humaine) selon la progression : milieu, espèce, spécimen ; une crise brève, intense, en trois scènes dramatiques que sont les trois rencontres entre de Marsay et Paquita, dans la vieille maison puis dans son boudoir de l'hôtel San-Réal ; un dénouement rapide, spectaculaire, mais aussi ouvert. Le dénouement balzacien est fallacieux, l'essentiel reste en suspens, dans le face à face de la marquise de San-Réal et de de Marsay. Il permet, en tous cas, d'enregistrer la nouvelle brutalité de de Marsay, et l'explicit rapporte dans une formule d'un humour noir féroce, une semaine après le dénouement, le trait qui le marque définitivement. A la question de Manerville lui demandant ce qu'est devenue la fille aux yeux d'or, il répond "— Elle est morte. — De quoi ? — De la poitrine." Pour de Marsay, comme plus tard pour Rastignac, à la fin du Père Goriot, la mort dénoue les quelques derniers fils sentimentaux qui auraient pu entraver leurs ambitions. Et la mort de l'amoureuse, comme la mort du père sacrifié sont la dernière leçon qui les fait devenir ce qu'ils sont, des prédateurs à la conquête du pouvoir sur la ville, non plus un pouvoir occulte comme celui des Treize mais un pouvoir affiché, politique, celui du gouvernement des hommes.
Les personnages
Paris. C'est le premier des personnages. Le caractérise le mouvement (voire l'agitation), l'activité effrénée, le changement continuel. Les métaphores qui permettent au lecteur d'en saisir la physionomie en font une ville-femme, une ville-cerveau, une ville-vaisseau mais aussi une ville-nature (au sens non pas de naturelle, mais de "milieu" où se développent des espèces) dont les habitants relèvent d'images zoologiques, fort nombreuses.
Henri de Marsay. Le jeune homme est présenté sous le signe du superlatif, "le plus joli garçon de Paris". "Bâtard" d'un lord anglais, il est aussi un bâtard social au sens où il relève de tous les cercles qu'a exposé le prologue: aristocrate par son nom, sa fortune, sa position sociale, il tient aussi aux milieux artistes par ses talents de pianiste et de chanteur, mais encore, par son appartenance aux Treize, à une sorte de "Lumpenproletariat", de pègre (ainsi croisant Ronquerolles son oeil ne lui dit-il pas "il y a du poisson dans la nasse", familiarité à la limite de la vulgarité, incongrue pour des gens du monde) ne reculant pas devant l'assassinat, et d'ailleurs, capable de battre un homme du peuple avec ses propres armes, la savate ou le bâton. Il est beau comme Adonis (et cette beauté fortement marquée de féminité est un héritage paternel), possède une puissance physique (héritage maternel qui se lit dans ses "cheveux noirs les plus touffus") que les comparaisons animales attestent (lion, singe, centaure). Et surtout son éducation a fait très tôt de lui un cynique : "il ne croyait ni aux hommes, ni aux femmes, ni à Dieu ni au Diable." (p. 1057) Education qui n'est pas encore parfaite, car il est encore susceptible de s'oublier. Son nom est programmatique (comme souvent chez Balzac), composé de "mars" (le dieu de la guerre) et de "sai" (qui renvoie au verbe savoir). Il est donc par nature et destination celui qui sait que le vie sociale est un combat. Et le lecteur ne s'étonne pas de le voir séduire Paquita sous un faux nom, Adolphe de Gouges. Ce nom qui évoque aussitôt l'Adolphe de Benjamin Constant (1806) n'est guère prometteur pour la jeune femme.
Paul de Manerville. Ami du premier, c'est un "étourdi, arrivé de province et auquel les jeunes gens alors à la mode apprenaient l'art d'écorner proprement une succession" (p. 1062) Il sera le héros malheureux du Contrat de mariage (1835) et le narrateur de conclure sa présentation par "Ainsi Paul de Manerville ne pouvait que se classer dans la grande, l'illustre et puissante famille des niais qui arrivent. Il devait être un jour député." Autant dire qu'il n'est ici que le faire valoir de de Marsay. Pure surface là où l'autre est une profondeur masquée.
Euphémie de San-Réal. La marquise est un de Marsay féminin, sa demi-soeur par le fait puisqu'elle est, elle aussi, fille illégitime de Lord Dudley, mariée à un grand d'Espagne, vieillard cacochyme. Elle ressemble par son physique et sa violence à son demi frère, pour elle aussi le pouvoir, c'est la mort au bout du poignard. Elle est la maîtresse, à tous les sens du terme, de "la fille aux yeux d'or".
Paquita Valdès. "La fille aux yeux d'or" est elle aussi construite sous le signe du superlatif. Comme de Marsay est le parangon de la virilité, elle l'est de la féminité. Le lecteur n'en sait guère plus à son propos. Elle est vue par les yeux de de Marsay, ou de Manerville. "La personne la plus adorablement femme que j'ai jamais rencontrée" dit de Marsay, "ce corps parfait où tout était volupté". Elle est née à La Havane (Cuba), elle est donc une créole, comme il est dit alors pour les natifs des îles, ce qui dans l'imaginaire balzacien, en fait un personnage appartenant à l'orient.



Un roman licencieux ?

Le roman libertin, florissant au XVIIIe siècle, comme le dit Ruth Amossy, est la mise en scène du désir et de la séduction. Ce roman s'inscrit dans cette filiation et c'est de Marsay qui constate que Les Liaisons dangereuses et cet "autre livre qui a un nom de femme de chambre" (i.e Justine ou les malheurs de la vertu, Sade) sont bien moins immoraux que la réalité sociale. Balzac avait, dans La Physiologie du mariage inséré, "Point de lendemain", le roman de Vivant Denon qu'il attribuait d'ailleurs à Dorat où un tout jeune homme se faisait enlever par une femme. La façon dont Paquita organise ses rencontres avec de Marsay y puise son inspiration. Il n'est guère question d'amour dans cette histoire, mais il est question de désir et de sexualité. Paquita est un "objet" (acheté à l'âge de 12 ans, soigneusement enfermée et gardée), dont son propriétaire n'a développé que la sensualité (elle ne sait ni lire, ni écrire), mais, à son tour, elle transforme de Marsay en objet, jouant avec lui comme avec une "poupée" qu'elle habille à son gré, en fille "En se livrant à ses folies, faites avec une innocence d'enfant, elle riait d'un rire convulsif, et ressemblait à un oiseau battant des ailes."
Pourtant le danger qui se dit dès la rencontre des deux jeunes gens à travers la présence inquiétante de la duègne "une hyène", puis celle de Christemio dont le portrait convoque Othello et qui promet d'étrangler de Marsay à la moindre indiscrétion, écarte le récit de Balzac de ses modèles que suit bien davantage le roman de Gautier, Mademoiselle de Maupin, paru la même année, et qui développe le même thème du désir d'une femme pour un homme et pour une femme.
Ces livres étaient voués à la partie interdite des bibliothèques appelée l'enfer, parce qu'elle était supposée contenir (et contenait, parfois, en effet) les livres mis à l'index par l'Eglise.



Frascati, boulevard Montmartre

Frascati, boulevard Montmartre, dessin, 1822, Christophe Civeton (1796-1831), BnF


L'enfer

A tous les sens du terme. Le prologue met Paris sous ce signe. La métaphore du feu y est permanente, mais aussi la noirceur qui en est le contrepoint obligé. Sans parler de la torture (celle que l'avidité impose par le travail, comme par les passions) qui en transforme tous les habitants en des sortes de démons : "un peuple horrible à voir, hâve, jaune, tanné." dont les visages ne sont plus que des "masques" et qui finit par colorer d'une "teinte presque infernale [les] figures parisiennes." (Pléiade V, p. 1039)
De Marsay en est la parfaite émanation. Personnage diabolique qui ne connaît aucune limite à ses désirs et à sa volonté, pour lequel les autres (Mannerville, Paquita) ne sont que des instruments ; il ne lui manque même pas les deux attributs essentiels du diable, la beauté et l'orgueil, un orgueil démesuré lui aussi qui, une fois blessé, ne connaît qu'une réparation, la mort ; mort organisée, planifiée, que son appartenance aux Treize lui permet de donner en tout impunité.
La violence fait le fonds de ce récit bien davantage que les ambiguités de la sexualité. Violence de la société sur ses membres, violence des passions à l'intérieur des êtres, violence dont sont victimes au premier chef les femmes. Chacun y apparaît l'ennemi de chacun, et aucun sentiment ne tempère l'égoïsme essentiel dans lequel chaque individu est enfermé, même pas ce qui pourrait paraître "naturel", l'amour et la protection dus à sa progéniture. Lord Dudley abandonne ses enfants ; la mère de Paquita la vend (comme le fera la mère de Coralie dans Splendeurs et misères des courtisanes dont de Marsay sera l'acheteur, d'ailleurs, pour 60.000 francs). Le plaisir (la volupté) qui apparaît comme l'oubli de soi, une forme de drogue, permettant d'échapper un instant à la tension de la lutte de tous contre tous, n'a rien à voir avec l'amour, et tout avec la possession, l'affirmation d'un pouvoir.  Rien ne vient adoucir cette symphonie en rouge qu'est La Fille aux yeux d'or. Rouge du feu de l'enfer que le récit déploie, dès l'incipit dans un champ lexical particulièrement riche qu'amplifient les nombreuses métaphores s'y rattachant ; rouge de la couleur dominante des intérieurs, tissus, meubles, vêtments ; rouge du sang qui est, dans le même mouvement, signe de vie et signe de mort.





A lire
: la recension de Judith Caen-Lyon du livre de Michael Curley, Les Ratés de la famille, qui ouvre des pistes originales pour l'analyse du roman.



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