Les Mohicans de Paris, Alexandre Dumas, 1854-1859

coquillage



A propos de Dumas, ce site contient
: 1. Une biographie de l'auteur - 2. Une présentation des Trois mousquetaires - 3. Une présentation du Comte de Monte-Cristo - 4. Le Meneur de loups - 5. Une présentation d'Antony






Nadar 1855

Portait d'Alexandre Dumas, phtotographie de Nadar, 1855

Rédaction et publication

     Le roman est publié en feuilleton d'abord dans Le Mousquetaire à partir du 25 mai 1854, puis après une suspension de quasi une année (février 1856 à avril 1857) dans Le Monte-Cristo qui lui succède et où il s'achève le 28 juillet 1859, non sans avoir connu d'autres suspensions en raison des absences de l'auteur voyageant, par exemple, en Russie entre juin 1858 et mars 1859. Il est ensuite publié en volumes (19 in-8° en 1854 et 1855) puis sous le titre Les Mohicans de Paris. Salvator le commissionnaire (14 volumes entre 1855 et octobre 1859) par Alexandre Cadot.
Petit retour en arrière : en 1853, Dumas est en exil à Bruxelles autant pour son opposition au second empire que pour fuir ses créanciers. Girardin, à Paris,  publie Mes Mémoires dans La Presse depuis 1851. Mais coup sur coup la censure interdit la pièce, La Jeunesse de Louis XIV, qui en était aux dernières répétitions à la Comédie française, puis celle qui lui succède et, dans le même temps fait pression sur Girardin qui suspend la publication des Mémoires. Qu'à cela ne tienne. Dumas fonde son propre journal, un journal littéraire (la censure y regarde de moins près), Le Mousquetaire, pour y continuer la publication de ses Mémoires. Le journal paraît chaque soir du 12 novembre 1853 au 7 février 1857. Il sera ensuite remplacé par Le Monte-Cristo que Dumas rédige seul et qui se maintient jusqu'en 1861.
Mais ce n'est pas le tout d'avoir un journal, encore y faut-il autre chose que des Mémoires pour en assurer le contenu. Il envisage donc de proposer "Les Nuits de Paris, par un tueur de chats" se mettant ainsi dans le sillage de Restif de la Bretonne et promettant à son lecteur de la surprise, de l'inquiétant et de l'inédit. Mais le projet fait long feu et s'élargit pour se transformer en une manière d'enquête multiforme sur les composantes de la société dont l'auteur et ses contemporains ont été à la fois les acteurs et les victimes.
En 1854, en effet, les tentatives pour changer l'ordre des choses se sont soldées par des échecs plus ou moins cuisants. 1830 n'a abouti qu'à un changement de royauté, 1848, à une république qui a fait le lit d'une tyrannie. Le présent est celui d'un Etat que nous dirions "policier" : surveillances tous azimuts (du monde ouvrier, des écrivains, des artistes), exil des républicains, censure.
Le nouveau titre qu'il imagine éloigne de Restif tout en étant fortement rattaché à d'autres écrits. En effet, Les Mohicans de Paris, le nouveau titre est un titre choc comme le proclame le prospectus qui l'annonce "Paris. — Les Mohicans !... Deux noms heurtés comme le qui-vive de deux inconnus gigantesques, au bord d'un abîme traversé par la lumière électrique dont Alexandre Dumas est le foyer."





Le Mousquetaire hebdo

Le Mousquetaire
hebdomadaire (1/10/54) qui reprend les bonnes feuilles du quotidien et qui paraît à partir d'octobre 54, d'où le début du feuilleton que le quotidien publie depuis le mois de mai.

Un titre alléchant

     Il est à la fois énigmatique puisqu'il met en présence ce qui semble relever de l'oxymore : le sauvage et le civilisé, et fortement évocateur de son ancrage littéraire. Les Mohicans sont devenus de notoriété publique depuis la traduction du roman de Fenimore Cooper, Le Dernier des Mohicans, par Auguste Jean-Baptiste Defauconpret, en 1830. Son succès a été tel qu'il est devenu une référence pour les écrivains (Balzac ou Sue, par exemple) lorsqu'il s'agit de peindre les aspects quelque peu inquiétants de la société. Il connote aussi la ville comme un monde aussi dangereux que les territoires du nouveau monde. Et retenons que les Mohicans, autrement dit les "Indiens" comme il se disait à l'époque, sont des "sauvages" fort sophistiqués dans l'art de la guerre. Que la ville soit Paris rappelle naturellement le grand roman de la ville, Les Mystères de Paris (1842-43)  d'Eugène Sue, et le roman de Dumas lui fait écho sur bien des points (par exemple dans la distribution des personnages ou dans le fait de débuter lui aussi dans un cabaret louche), si sur d'autres, en particulier la vision du monde ouvrier, il s'en démarque fortement. Le pluriel du nom commun invite le lecteur à se demander qui sont ces Mohicans, va-t-il s'agir des bandits divers qui hantent les villes la nuit, comme le premier titre choisi pouvait y inviter tout autant que le vosinage avec Les Mystères de Paris  ? ou du prolétariat, les travailleurs des "classes dangereuses"?  Y-a-t-il d'autres farouches individus tapis dans l'ombre, en guet-apens ? menaçant qui et pourquoi ?
Le titre, en tous cas, promet de l'aventure et le lecteur ne sera pas déçu.

Un roman feuilleton

    Comme tel, il obéit aux règles (plus implicites qu'explicites) qui le régissent. Il doit être riche en rebondissements pour permettre le suspens propice à la fidélité des lecteurs. Il doit varier les tonalités pour éviter la monotonie. Dumas, dans ce cas, a multiplié les romans dans le roman : romans d'amour aux multiples tribulations, romans d'aventures avec le monde des comploteurs politiques, Bonapartistes surtout et Républicains, roman policier même puisqu'il va s'agir à un moment de découvrir un criminel pour sauver un innocent accusé à sa place (il n'y manque même pas le chien policier à l'intelligence rapide et au flair aiguisé) mais encore parce que la police, au service des puissants, couvre directement ou indirectement leurs exactions, roman politique qui dénonce les menées des pouvoirs, dont le pouvoir religieux et, en particulier, celui des Jésuites, perçus comme extrêmement nocifs par le rôle qu'ils jouent dans l'éducation et dans leur influence sur les femmes. Sans compter, naturellement, le goût proprement dumasien de l'excursus, plus plaisant que réellement utile au développement des intrigues. Ainsi  la décision d'agir annoncée à des comploteurs doit-elle passer par le geste inattendu d'un pitre sur un tréteau et le narrateur de donner la pièce en son entier, réplique après réplique. C'est amusant, le dramaturge s'en donne à coeur joie, le lecteur ne boude pas plus son plaisir, mais ce n'est guère utile. Le titre du chapitre, à lui seul, est une pirouette invitant au sourire : "116. Où le lecteur qui n'aime pas les parades, quelques conséquences qu'elles puissent avoir en politique, est prié d'aller faire un tour au foyer".



Bien d'autres romans se glissent au fil des pages, plus ou moins développés, ainsi des malheurs amoureux de Jean Taureau que sa maîtresse mène par le bout du nez ou des divers romans des bagnards recrutés par la police ou encore des souvenirs mêmes du premier narrateur qui se confond avec l'auteur "Si le lecteur veut risquer, avec moi, un pélerinage vers les jours de ma jeunesse..." propose l'incipit, mais le narrateur (je) interviendra directement à bien d'autres endroits.

Une pléthore de personnages

     Pour mener à bien ces histoires multiples qui finissent par s'entrecroiser, il faut un nombre de personnages considérable.  Comme il s'agit d'un roman-feuilleton nul ne sera surpris du caractère manichéen de la distribution : il y a les "bons" d'un côté auxquels il arrive mille misères mais qui finiront par se résoudre pour le mieux (même s'il faut aussi quelques sacrifiés), et les "mauvais" pour lesquels il n'y a guère d'autre issue que la mort, ou le bagne pour les moins pires, si l'on peut dire.
Les "gentils"
Il y a ceux que lient l'amitié (et l'on sait que pour Dumas l'amitié est le sentiment essentiel) : Petrus Herbel, neveu du Général Comte Herbel, fils de Pierre Herbel, "pirate" comme dit son frère aîné. Il est peintre, talentueux si l'on croit le narrateur et les autres personnages. Petrus (en fait, il s'appelle Pierre, mais nous sommes en 1827, dans les premiers temps du romantisme) est amoureux d'une jeune aristocrate, Regina, la fille du Maréchal Lamothe-Houdon. Amour réciproque, mais rien n'est simple, bien sûr.
Jean Robert, le dramaturge qui réfléchit à l'idée de roman, amoureux comblé de Lydie de Marande. Il est celui avec lequel le lecteur découvre le monde nocturne de Paris et les romans qui s'y tissent. Il est porteur des ambitions même de son créateur "je veux faire du roman de moeurs" en se donnant comme modèle Shakespeare, ce qui pour un romantique n'a rien d'étonnant. Le guide de ce nouveau Dante s'appelle Salvator. S'il fallait déterminer un personnage principal, ce serait lui. Le jeune homme est un mystère, il est commissionnaire dans la rue aux fers, il vit avec une jeune femme qu'il appelle Fragola, possède un chien nommé Roland, il exerce un grand ascendant sur le peuple au milieu duquel il vit et tout en lui dénonce l'aristocrate.




Notre dame 1827
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La Pointe de l'île Notre-Dame. Dessin d'Hamilton. 1827. BnF



Ludovic (de son vrai nom Louis) est médecin. Les trois jeunes gens sont amis et vont le devenir de Salvator.
L'amitié de Salvator va leur faire découvrir que les jeunes femmes qu'ils aiment sont elles-mêmes amies entre elles, ayant été élevées ensemble à Saint-Denis (Maison d'Education de la Légion d'Honneur). La quatrième se découvre la même nuit où Jean Robert accompagne Salvator, elle s'appelle Carmélite.
Lorsque débute le roman, Salvator et Jean Robert vont faire la connaissance de Justin, pauvre maître d'école dont la fiancée, Mina, a disparu. Justin a une mère aveugle, une soeur, Céleste, et un vieil ami, le musicien Müller.
Si l'on quitte le monde des "capacités" (selon le vocabulaire de l'époque), il y a des personnages du peuple le plus pauvre qui ne sont pas sans importance : La Brocante qui n'est plus très jeune, un peu avare, un peu voleuse, diseuse de bonne aventure à l'occasion, mais capable de générosité qui recueille, une nuit, une petite fille terrorisée et se met à l'aimer comme son enfant, la petite est baptisée Rose-de-Noël. La Brocante a un fils, Babolin, gamin de Paris qui, d'une certaine manière, préfigure Gavroche dont il n'aura toutefois pas le destin tragique.
Toujours du côté des bons, deux autres amis, Colomban de Penhoël, étudiant en droit et le dominicain, Dominique Sarranti.
Il y a aussi les comploteurs, bonapartistes, Sarranti le père et le général Lebastard de Prémont : serviteurs dévoués de Napoléon, ils lui ont sacrifié leur vie. Ils sont, on s'en doute, braves, généreux, courageux.
Entre les deux, ni exactement bon, ni totalement mauvais, il y a le chef de la police, Jackal, qui défend le pouvoir, quel qu'il soit, ce qui le conduit à faire souvent des actions que réprouve la conscience, laisser condamner à mort un innocent, laisser courir les criminels connus, éventuellement s'en servir pour fomenter des émeutes destinées à mater le peuple dans le sang et la peur.

la fontaine des Innocents
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Le marché et la fontaine des Innocents
, 1826, John James Chalon (1778-1854).


Les "méchants"
     Ils se trouvent dans toutes les couches de la société. Il y a les bagnards, crapules reconverties en "forces" de l'ordre (du désordre) sans toutefois modifier leur mode de vie, tout en obéissant aux ordres, ils n'oublient pas de piller au passage ce qui peut l'être. Mais le lecteur s'en amuse souvent tant ils relèvent davantage de la caricature que du portrait. Parmi eux, Gibassier prête la main à tout ce qui se présente : enlèvement, chantage, vol à l'occasion, à main armée ou non. Beau parleur, cynique, capable de toutes les transformations, il a une faiblesse pour un jeune compagnon de bagne dit l'ange Gabriel. Par bien des aspects, il rappelle le Vautrin de Balzac (cf. Le Père Goriot ou Splendeurs et misères des courtisanes).
Dans la bourgeoisie se détache Monsieur Gérard (Gérard Tardieu) et sa servante-maîtresse, Orsola. Ce sont des assassins mus par l'appât de l'argent. Monsieur Gérard est aussi un hypocrite, jouant les philanthropes, qui, si le destin, en l'occurrence Salvator, etprovidence, en l'occurrence Domnique Sarranti,  ne s'en mêlaient pas, aurait fini député.
Pis encore, si l'on peut dire, la noblesse, pour ne pas être en reste, fournit deux spécimens de remarquables crapules. Le comte Lorédan de Valgeneuse qui a une sa soeur, dignes enfants d'un homme qui a dépouillé son neveu de tous ses droits, qui enlèvent une jeune fille sur le caprice du comte et la séquestrent en ajoutant  à cela le chantage. Comme l'affiche la réponse orgueilleuse de la jeune femme aux questions de M. Jackal, son seul statut social justifie tout, à savoir qu'ils n'ont de compte à rendre sur rien et à personne. Ce qui n'est pas faux puisque la police abandonne toute enquête.
Il y a aussi le comte Rappt, neveu du maréchal de Lamothe-Houdon (il est le fils naturel de sa soeur, une infernale vieille bigote qui, dans sa jeunesse, jetait volontiers son bonnet par dessus les moulins). Un ambitieux sans scrupule dont on découvre vite qu'il a épousé sa propre fille (Regina de Lamothe-Houdon) pour s'approprier sa fortune. Il veut devenir ministre et pour cela se prête à toutes les bassesses. Inutile d'ajouter que ces deux personnages ont des connivences avec ce que la religion a de plus frelaté.
Monseigneur Coletti, plus "petit maître" qu'écclésiastique, désireux de devenir archevêque de Paris et prêt à monnayer au Comte Rappt son appui en échange de son soutien dans ce projet. Il finira cardinal, ce qui est bien souligner que le mal fait dans la première moitié du siècle est toujours à l'oeuvre. Ce monseigneur appuie deux personnages, les frères Bouquemont, l'un abbé de saint Mandé, l'autre peintre religieux, dont le pedigree n'a rien à envier aux bagnards de M. Jackal.
Bien d'autres personnages jouent aussi leur partie dans cette évocation du Paris de 1827-28 où Dumas se plaît à lire les prémisses des "révolutions" à venir, celle de 1830, sur laquelle se clot le roman, comme celle qui, un jour, finira par aboutir à la République, contenue dans la conclusion de Salvator refusant son appui au duc d'Orléans et le prévenant que les républicains continueront à comploter : "C'est de la persévérance, dit Salvator en s'inclinant."
Il en fallait, en effet, en 1859, pour continuer à y croire.

mode 1827

Journal des Dames et des Modes, 1827



Qu'ajouter ? Que le roman se lit avec beaucoup de plaisir ;  qu'il fournit un tableau varié et passionnant de ces années qui voient les Romantiques s'imposer et imposer leur vision du monde, en même temps qu'ils glissent progressivement vers le républicanisme, encore à petits pas, il est vrai. L'amour, l'amitié, la générosité sont aux commandes. Les artistes (écrivains, peintres, danseuses et comédiennes, comédiens) y sont célébrés à l'envi. La ville y est parcourue, la ville d'avant Hausmann, dans ses quartiers populaires, sans oublier ses souterrains (les catacombes y jouent un rôle de choix), ses beaux quartiers aussi avec leurs hôtels particuliers, celui des Lamothe-Houdon, celui du banquier, époux généreux de Lydie de Marande qui n'a rien à envier, en termes de qualités morales ni à Salvator, ni à ses amis, ou encore celui de l'oncle de Pétrus, le général Herbel, bougon bienveillant.
La ville c'est aussi sa population, la plus nombreuse, celle des travailleurs et des pauvres qui ne sont jamais regardés avec condescandance mais bien avec empathie, y compris Jean Taureau, voire ses amis aux surnoms moqueurs, ainsi du charbonnier que Jean Taureau a trouvé brillant d'appeler Toussaint-Louverture (et il est bon avant de hurler au racisme de se souvenir que Dumas lui-même était un métis à qui les insultes racistes n'ont pas toujours été épargnées).
Dumas était un écrivain désinvolte qui jouait beaucoup, qui travaillait en équipe, ici avec Paul Bocage (le neveu de l'acteur qui avait créé Antony), qui met à contribution ses amis (ici la berceuse créole dont se souvient la petite Rose-de-Noël a été écrite par Marceline Desbordes-Valmore à la prière de Dumas), qui ne prenait pas grand chose au sérieux sauf l'amitié justement.
Lisons-le et remercions-le de nous donner du plaisir dont celui de voir les "méchants" démasqués d'abord, puis punis, ce qui n'arrive guère dans la "vraie vie", comme on dit, tout en nous poussant à nous poser des questions : sur le mal, sur la société (et même si cette société s'est transformée, il reste encore bien des aspects reconnaissables dans ses stratifications sociales), sur les dérives des pouvoirs (celui de l'argent comme celui de la force, celui terrible de la calomnie, celui de la bêtise), sur l'injustice...


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