La figure du poète dans Les Ruines de Paris, Jacques Réda, 1977

coquillage






dessin de Jacques Réda
Dessin de Jacques Réda, illustrant la couverture de la dernière édition des Ruines de Paris (Gallimard, Poésie, 2010)

[la pagination renvoie à l'édition Gallimard-Poésie, 1993]


Tout poème, à plus forte raison tout recueil poétique, dessine la figure du poète, telle que le poète a voulu, pour une part, la faire miroiter dans l'ajustement des mots, mais telle aussi que le texte l'élabore, peut-être en dépit de lui. Les Ruines de Paris de Jacques Réda (1977) n'échappe pas à cette nécessité, d'autant moins que chaque poème émane d'un je, ce qui l'inscrit dans une tonalité lyrique.
La figure qui émerge du recueil est quelque peu floue, constituée de surimpressions, de la plus visible, le passant, à la plus implicite, celle d'un chef d'orchestre harmonisant tous les rythmes, extérieurs (ceux du monde naturel et/ou urbain) et intérieurs (ceux de l'homme en quête, entre joie et souffrance, "grandeur et misère" aurait dit Pascal) dans la partition du poème, superposant en chemin diverses hypostases au passant : l'hérétique, le balayeur, le chiffonnier, le livreur, l'étranger, le vagabond...




Le passant

     La première figure dans laquelle s'incarne le poète est celle du passant, inscrite dans la première phrase du poème liminaire, dont les premiers mots scandent un alexandrin: "Vers six heures, en hiver, volontiers je descends..."
     "Je" est un homme qui se déplace, au hasard des pas, semble-t-il, plus qu'orienté vers un but, une destination. Les 77 poèmes qui composent le recueil, se présentent tous, en effet, comme une manière de procès-verbal d'un déplacement, la plupart du temps sous forme d'instantanés, de moments arrachés au flux continu de la marche et du temps, à l'exception des trois grands poèmes qui structurent la première partie, "Le pied furtif de l'hérétique", "On ne sait quoi d'introuvable" et "La bénédiction de Saint-Serge".
Le premier poème, en effet, "Le pied furtif de l'hérétique",  s'inscrit dans une marche entre les Champs-Elysées, "je descends l'avenue, à gauche, par les jardins" (p. 9) et les Invalides, "Je vais vite et droit vers la rase campagne à fourrés qui règne autour des Invalides.", en passant par la place de la Concorde (p. 10) et se termine sur la répétition du mot « avancer » : "Ainsi je continue d'avancer, pizzicato.", "Est-ce que j'avance vers une énigme, une signification ?" (p. 14) ; jusqu'au dernier où le je-poète monte dans un train, à la gare de Tours : "Et pour finir ce compartiment à couchettes d'un wagon vide où je m'installe à Saint-Pierre-Des-Corps." (p.171). Entre ces deux bornes du recueil, les textes déclinent toutes les possibilités du passage. Les verbes "avancer", "passer", ainsi que leurs nombreux synonymes (dont le savoureux « savater », qui associe le néologisme et l'archaïsme : user ses savates et en même temps gâcher son temps et son ouvrage) se retrouvent régulièrement, comme il arrive aussi, parfois, que seule la succession des noms de rues, à Paris, trace verbalement un itinéraire, ainsi du 11e poème de "Sans bruit et presque sans paroles" dont la première phrase contient le mot "Luxembourg" et la dernière "Panthéon", ou que s'affirme seul le déplacement en tant que tel : "Me rendant de tel point à tel autre" (p. 52) souligné par l'indétermination des adjectifs.
Du marcheur-randonneur,  le poète possède l'équipement adéquat : "moi [...] qui possède quand même un sac, un bâton de cytise, de bons souliers..." (p. 79). Mais cette dominante pédestre ne l'empêche pas d'emprunter des moyens de locomotion multiples, l'autobus, "tandis que j'attends l'autobus" (p. 35), le solex souvent aussi "Appuyé [...] à mon guidon" (p. 45), "moi qui ne dispose d'aucune marge d'accélération, pototof-pototof" (p. 55), "Je comptais prendre deux modiques francs de mélange à 4%" (p. 71). Et naturellement le train qu'il s'agisse de rejoindre des banlieues, "Ayant raté mon train je circule autour de Saint-Lazare..." (p. 87), plus ou moins lointaines ou de s'excentrer bien davantage encore, "Quand on sort de Paris par Austerlitz..." (p. 129), comme dans la seconde partie où l'errance prend forme de voyage vers l'ouest, jusqu'en Bretagne sur les terres du Poète, Saint-Pol Roux, (p. 165), ou vers l'est, jusqu'à Vienne, Autriche (p. 167). Mais qu'il s'agisse de déplacement à pied ou non, son résultat, le déplacement verbal, est toujours erratique, tissant une sorte de toile d'araignée dont le centre est perpétuellement en mouvement lui-même. Tous les arrondissements de Paris fournissent leur contribution, dans une distribution poétique qui fragmente la ville en rapprochements inattendus où la Butte-aux-Cailles voisine avec le Palais-Royal (mais où des petites filles chanteraient-elles des cantilènes sinon au "Palais-Royal" qui "est un beau palais / Où les jeunes filles sont à marier" ?), ou Le Luxembourg (p. 30) avec l 'Etoile (p. 32) A quoi s'ajoutent les promenades en banlieue, tout aussi erratiques et les voyages au long cours qui ne sont pas si différents, puisque "le spectre du Mont-Blanc" (p. 151) précède les "chalutiers" vus de ce "foutu con de pont [qui] valse" (p. 154), ce qui revient à faire voisiner les deux bornes du territoire : à l'ouest avec l'océan et à l'est avec la chaîne des Alpes.
Le passant n'est donc, malgré ses pérégrinations, ni un randonneur, ni un arpenteur (p. 24), mais un flâneur, un promeneur, ce qui peut conduire parfois à l'auto-dépréciation : "un promeneur amateur qui de toute façon rentre au chaud..." (p. 74) où la connotation péjorative de l'adjectif (amateur : celui qui ne connaît pas un métier et prétend l'exercer quand même) est soulignée par l'absence de risques encourus, dans une implicite accusation de comportement bourgeois : qui rentre chez lui, quoiqu'il arrive, lequel comportement est, depuis les Romantiques, stigmatisé comme l'antonyme de celui du poète.

Un lieu commun ?

Cette image du poète en "passant", en "voyageur", revue et corrigée au début du XXe siècle en flâneur (Apollinaire, Fargue, Follain) est ancienne, et les Romantiques, Hugo, en particulier, l'utilisent souvent, jusques et y compris dans la vision de l'humanité comme une caravane cheminant vers l'avenir (Gautier, "La caravane") . Mais c'est à partir de Rimbaud (ou du « mythe Rimbaud », comme dit Etiemble) qu'elle se transforme en figure consubstantielle à la poésie. Mallarmé l'ayant déclaré ce  "passant considérable" et Verlaine "L'homme aux semelles de vent", et les poètes du XXe siècle ayant assumé l'héritage rimbaldien, il est peu de poètes contemporains pour lesquels la marche ne soit pas devenue indissociable de la poésie.
Elle s'inscrit dans un lieu commun, de ceux que Borges nomme « métaphores essentielles », métaphore essentielle qui est celle de l'homo viator, que l'on peut dire sous diverses formes mais que synthétise bien le "voyage de la vie" :  "Car finalement nous ne sommes, me confie ce livreur, que de passage et pour très peu de temps sur terre, mais trop de gens ont tendance à l'oublier." (p. 59) ; si la rencontre avec le livreur qui délivre ce message se termine sur un éclat de rire, l'idée en est souvent reprise dans le recueil. Ainsi "puisque je passe, et le monde en extension éternelle continuera" (p. 15),  ou dans la parenthèse finale qui clôt le 14e poème de "Sans bruit et presque sans paroles" (p. 35) : "(Or tout passe : le vent, les dieux, les yeux...)". L'ironie colore toujours cette évocation du lieu commun, permettant par là-même son énonciation.
Le christianisme, par ailleurs, l'a marqué de son empreinte, donnant à cette marche, de la naissance à la mort, la dimension d'une quête, voire d'une conquête du divin. Coloration qui n'est pas absente des Ruines de Paris, même si ce divin ("le dieu" ou la quête d'un "sacré") souvent réfugié, caché dans les terrains vagues, les chantiers, les lieux à l'abandon, dont la tranchée du chemin de fer de la petite ceinture, sont souvent les espaces privilégiés, n'a pas grand chose à voir avec une religion instituée.
A la fin du XIXe siècle, cette image va être prise en charge par  les symbolistes et les Décadents qui ont décliné à volonté l'image de l'artiste en saltimbanque, clown ou bohémien ; images qui ne sont pas étrangères à son renouvellement (Rimbaud : "Et j'irai loin, bien loin, comme un bohémien", "Sensation", 1870), et que l'on retrouve aussi chez Réda : "Bien sûr nous sommes là comme un campement de toiles, et le vent des temps court." (p. 35), "Nulle part du reste je ne m'attarde ; j'imagine tout de suite être ailleurs. Il y a le moment où j'arrive, celui où je repars." (p. 169).
    C'est de cette figure fondamentale, celle de l'homme qui passe, que naissent les autres figures qui sont comme ses doubles mais des doubles dont chaque évocation précise les traits du poète. La première, par ordre d'apparition dans le texte, mais qui est aussi celle qui rassemble toutes les autres, ou dont toutes les autres sont une émanation parcellaire, est celle de l' "hérétique".

L'hérétique et autres figures marginales

Le poème liminaire s'intitule "Le pied furtif de l'hérétique" et l'adjectif souligne la discrétion, la volonté d'échapper aux regards. Inclus dans le poème, le titre renvoie à celui qui se promène quand les autres travaillent, "D'assez vastes aires [sous les arbres du jardin] n'ont connu depuis des mois que le pied furtif de l'hérétique", posant ainsi l'équivalence du passant et de l'hérétique mais le mot "hérétique" avec ses connotations religieuses induit deux pistes, celle du transgresseur social, certes, mais aussi celle d'un transgresseur religieux dont le dernier mot est fourni par la dernier poème, car le dieu qui jette son feu sur la terre est celui d'Argos et de Thèbes, autrement dit Apollon, dieu terrible, brutal et vengeur (poussant Oreste à tuer sa mère et Oedipe à se découvrir parricide et incestueux) mais qui est aussi le dieu de la poésie, de la poésie mesurée, le détenteur de la lyre.
L'hérétique serait donc le poète qui fuit la norme, qui "oublie" le vers, qui, à l'encontre du précepte horatien, n'érige nul monument, se contentant de rassembler des "ruines", proposant une poétique du fragmentaire. Le poète, en passant hérétique, est donc celui qui transgresse, celui qui entre dans les zones interdites, s'immisçant là où il n'en a pas le droit : dans un Regard de la voirie (p. 18) auquel la majuscule confère une dimension symbolique, derrière des palissades (p.72), roulant en sens interdit (p. 72), faisant l'éloge des terrains vagues (p. 45), franchissant les panneaux d'interdiction (pp. 161-162), celui qui ignore les chaînes : "Une chaîne de fer qui traîne dans l'herbe n'empêche pas de passer." (p. 28) ou les barrières : "Il n'y a le long de cette voie qu'une barrière devenue symbolique et personne pour m'apostropher." (p. 93).
Celui aussi qui invente des rituels, célébrant dans le moment même où il s'en gausse une volonté de communion voire d'engloutissement dans le ciel et la nature (p. 24), entendons le "grand tout", le monde de Pan dont les petites bacchantes du Palais-Royal continuent, en plein XXe siècle, de procéder.
Cette hérésie en fait aussi l'homme des lisières, ce que semble traduire un goût prononcé pour les moments indécis du crépuscule (pp. 9, 18, 24, 30, 38, etc.), pour ce qu'on appelait au XIXe siècle, les barrières, territoire ambivalent où ville et campagne se rencontrent et s'entremêlent, que nous appelons banlieue aujourd'hui.
Viennent se superposer à la figure de l'hérétique, d'autres figures, toutes empruntées à des mondes sociaux déconsidérés dans la société contemporaine (balayeur, chiffonnier, livreur) traduisant bien la marginalité dans laquelle se situe le poète en même temps que l'ironie avec laquelle il construit cette marginalité, « barbare » s'affirme-t-il à la fin de "On ne sait quoi d'introuvable", lequel est aussi, depuis son invention par les Grecs, celui qui ne parle pas la "bonne langue".
Le balayeur (p. 32), en son temps, devient aussi une figure identificatrice : "Mon travail est de voir, de décrire, et de balayer en somme sans excès de zèle mais avec conscience comme ce collègue Noir."  il est celui auquel nul ne prête attention mais qui remet le monde en ordre, qui élimine l'inutile pour que s'exalte la beauté, dans une nouveauté lustrale.
Mais ce peut-être aussi celle du chiffonnier, occupé à dénicher d'improbables objets dans le chaos du passé, à sauver les restes d'une histoire perdue (p. 18), à conserver les rebuts, avec la conscience à la fois de l'impossibilité du sauvetage et de sa vanité : "Du reste on ne distinguera plus rien de ce naufrage dans cinq minutes" (p. 19), autre manière de souligner l'éphémère et la fragilité du temps humain comme dans le poème liminaire ; ou encore celle du livreur (p. 52 et p. 59) « philosophe » qui livre, inopinément, au hasard d'un embouteillage, une "leçon", et le poème y prend, comiquement, l'allure de petit paquet que le poète transporte vers un destinataire inconnu, petit paquet sans importance, toujours à la limite de la dérision, parce qu'il est un lieu commun, justement, mais essentiel. C'est d'ailleurs, sous cette figure du livreur, que le poète peut dialoguer avec la statue de Paul Valéry, celui-là même qui invente la notion de "poétique".
Plus indirecte est la figure du chemineau (ou vagabond) dont le poème de la p. 79 esquissait la silhouette, "... et ni bâton, ni sac entre l'asphalte et la pluie fine où je marche inattaquable."  et qui semble occuper toute la seconde partie, passant d'un train à un autre, arpentant un espace géographique qui le conduit vers l'est, au-delà des frontières, à Vienne. Celui qui dit être quelqu'un qui n'a "pas d'horaire et qui sor[t] de la route." (p. 13).
Toutes ces figures ont en outre une certaine propension à s'identifier à  celle de l'étranger : le balayeur est noir et son langage d'ailleurs ("un doux dialecte aquatique" p.32), et le poète lui-même est perçu comme un étranger : "Quelques-uns [...] me toisent : je ne suis pas du quartier" (p. 20), tellement étranger que tout se transforme en décor de théâtre autour de lui, dans le 12e et avant-dernier poème de "Dans le doux épaississement du gris", avant de l'être réellement dans le 10e poème de "Arrêts, buffets, liaisons routières" : "Humble à cause de mon allemand..."

Le manque et la quête


Les déambulations du je-poète dans et hors la ville semblent répondre à des nécessités multiples qui trouvent leur origine dans un manque et prennent alors, le plus souvent, la forme d'une quête. Mais manque initial aussi bien que quête se laissent difficilement définir. Le poème liminaire des Ruines de Paris suggère plutôt une manière d'attente et d'aspiration, au double sens de "désir vers", mais aussi d' "attraction par" : « .. un ciel incompréhensible comme l'amour qui s'approche aspire tous mes yeux » (p. 9)  et un peu plus loin "Car il arrive qu'une obsession de transmutation urgente nous possède: à force de le contempler, passer du côté du spectacle, entrer dans la substance aveugle qui sait, qui resplendit. » Cette aspiration à se fondre dans la beauté du monde se redit à plusieurs reprises dans le recueil et prend le plus souvent la forme d'une plénitude, réelle et profonde, quoique fugace : "Ça, le saisissement bref [...] et que dans cette seconde on ne se sait plus quelqu'un voyant cela [...] et l'on reste figé [...] par rien qui ressemble à de l'extase ou de la terreur." (p. 24-25), moment vécu dont les circonstance sont à la fois importantes et inessentielles, car cette absorption par le monde peut se reproduire n'importe où, n'importe quand avec toutefois de plus grandes chances dans l'entre-deux du crépuscule, à la limite du visible et de l'invisible, de la lumière exaltant les couleurs jusqu'à l'éblouissement et de l'obscurité éteignant tout, deux manières de devenir « aveugle », donc « poète », donc de voir vraiment.
Alors, le poète devient voyant, donnant au lecteur la possibilité de voir, de "tous ses yeux" justement, le passage du temps (poème liminaire), la beauté improbable d'un dépôt de gare ferrovière (p. 15), la nécessité du terrain vague où se niche le dieu (p. 45) ...
Dans un recueil plus récent, Accidents de circulation (Gallimard, 2001), un des « récits », puisqu'ainsi les nomme Réda, "Dans le XVIIe " donne un contenu au manque. Il correspond alors à la situation du poète à une heure de transition, ne sachant plus, en somme, que faire, entre l'oeuvre achevée et l'oeuvre à venir : "Je sais que je vais marcher longtemps sans en avoir envie, comme si j'étais en quête d'un passage qui a disparu. En fait tout est devenu passage, mais aucun ne conduit plus nulle part." (p. 82). Il n'en reste pas moins que cette détermination conjoncturelle pourrait être projetée sur chaque poème ; chacun étant, dans le même mouvement, la réponse à une nécessité (trouver un passage, chercher "On ne sait quoi d'introuvable") et son aboutissement, ce "on ne sait quoi d'introuvable" qu'est le poème lui-même.
Le besoin du poème en prose n'est guère différent de celui qui préside à l'écriture du poème en vers et se trouve, confesse le poète, dans le désir d'introduire "dans le désordre du langage ordinaire, le long de  ces étagères solides qu'offre le vers régulier, une harmonie qui reflète à la fois la vertigineuse cohésion de l'univers et la façon déroutante dont elle réussit tout en explosant à se maintenir." (Accidents de la circulation, p. 18). Ainsi donner au langage une harmonie en accord avec celle du monde, c'est accorder (comme on accorde un instrument de musique) l'homme et le monde, en faire entendre la musique, ce que métaphores, comparaisons et références musicales si nombreuses dans les poèmes de Réda, soulignent alors même que le rythme de la phrase et des phrases entre elles l'écrit.
En ce sens, chaque promenade est une aventure (ce qui est à venir) dont l'aboutissement n'est que transitoire : l'instant de l'équilibre à peine atteint, s'évanouissant aussitôt, comme pourrait le symboliser la fin du dernier poème  de "Dans le doux épaississement du gris" où, à l'appel "Mohammed", "... cinq ou six fenêtre s'entrouvrent, aussitôt se referment : le bon Mohammed n'est pas là, tout le monde cherche." (p. 64).
Cette quête sans fin, celle de l'homme autant que du dernier mot, se dit en manière d'art poétique humoristique dans le poème central de la première partie des Ruines... Central, au double sens du terme, puisque dans le rythme qu'organise la distribution des poèmes, il est un poème d'un seul tenant, comme le I et le VII, séparé de chacun d'eux par deux groupes de poèmes ; central aussi, parce qu'il est bien un art poétique et que c'est un "manque", ironique, amusant et amusé, qui pousse le poète en poésie, celui du "mélange" qui ferait "voler" son Pégase moderne, entendons sa mobylette ou son solex ; pousser sa machine le conduit à entendre l'appel de l'ailleurs : "[...] voici une large avenue [...] Elle m'appelle si tendrement dans son virage en pente : j'y vais."
Mais avant de pouvoir enfourcher Pégase, c'est-à-dire d'être mené ailleurs par la rétive monture, le poète a dû sillonner la ville pour rassembler les éléments d'une poétique qui définissent à la fois un monde du sacré, dès le vin initial dont le portrait du marchand convoque trois saints : Thomas d'Aquin, François de Sales et François d'Assises, et tout au long du texte par un champ lexical du religieux, un univers du poétique dont les grands noms se déclinent Jaccottet, Cingria, Follain, Grosjean (qui réunit d'ailleurs sacré et poésie en sa personne même), en même temps qu'un univers de l'inutile dont la "plume d'oie" serait le représentant amusé, voire le soldat de plomb, évocateur d'un monde de l'enfance toujours proche, toutes provisions, dûment payées, ouvrant la possibilité d'une transgression (le sens interdit, le franchissement de la palissade) et d'une transfiguration où un chantier débouche sur le mythe : la Mer Morte, la montagne de gravas comme haut lieu de la révélation, celle du "barbare déçu [qui] demeure accroupi sur [son] tertre, adossé aux ruines de Paris."
Mais toute quête n'est pas toujours, ni totalement déceptive, comme en témoigne le 4e poème d' "Une petite porte bleue", puisque le poète "se réjoui[t] de comprendre et très fortement quelque chose: quoi? Même si je savais quoi je me garderais bien de le dire. C'est de toute manière un secret", car même si cette certitude n'a pas été atteinte, il reste le bénéfice de la marche, car "Le désespoir n'existe pas pour un homme qui marche." ("Le pied furtif de l'hérétique")
La quête est donc bien celle de la poésie, toujours présente et toujours absente, quête comblée mais dans le même mouvement frustrée, rappelant en filigrane celle d'Orphée chère aux poètes de la fin du XIXe siècle et tout particulièrement de Rimbaud dans la violence d'Une saison en enfer. D'Eurydice, le poète ne peut obtenir qu'une vision brève, éteinte au moment même où elle est atteinte, ou du moins où le poète l'a cru atteinte. Alors, ne reste plus au poète qu'à recommencer sa marche, en quête de ces manifestations du sacré où se donnerait totalement le dieu dont on sent la présence, dans les terrains vagues, dans les lieux les plus inattendus, mais qui se dérobe toujours, tout en attirant toujours à lui le poète.




paris, nuages, jupira Corbucci

Nuages, Photo Jupira Corbucci
nauges, Paris, Jupira Corbucci

Nuages, photo Jupira Corbucci



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