Le Dragon, Ray Bradbury, 1948

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Ray Bradbury est un écrivain américain de science-fiction, mais qui s'est aussi essayé au fantastique. Ici, il utilise un thème de science-fiction, le voyage dans le temps, pour raconter une histoire dont la chute fait tout le sel.
Né en 1920, il est surtout célèbre pour ses Chroniques martiennes  (1950) dont la poésie et la tonalité mélancolique ont renouvelé l'univers de la science fiction et pour Farenheit 451 (1953) dont le titre donne la température à laquelle brûle le papier, et que François Truffaut a adapté au cinéma.
Ray Bradbury a quitté définitivement la terre en juin 2012, il avait 92 ans.



   

     Le vent de la nuit faisait frémir l’herbe rase de la lande ; rien d’autre ne bougeait. Depuis des siècles, aucun oiseau n’avait rayé de son vol la voûte immense et sombre du ciel. Il y avait une éternité que quelques rares pierres n’avaient, en s’effritant et en tombant en poussière, créé un semblant de vie. La nuit régnait en maîtresse sur les pensées des deux hommes accroupis auprès de leur feu solitaire. L’obscurité, lourde de menaces, s’insinuait dans leurs veines et accélérait leur pouls.
     Les flammes dansaient sur leurs visages farouches, faisant jaillir au fond de leurs prunelles sombres des éclairs orangés. Immobiles, effrayés, ils écoutaient leur respiration contenue, mutuellement fascinés par le battement nerveux de leurs paupières. A la fin, l’un d’eux attisa le feu avec son épée.
— Arrête ! Idiot, tu vas révéler notre présence !
— Qu’est ce que ça peut faire? Le dragon la sentira de toute façon à des kilomètres à la ronde. Grands Dieux ! Quel froid ! Si seulement j’étais resté au château !
— Ce n’est pas le sommeil : c’est le froid de la mort. N’oublie pas que nous sommes là pour…
— Mais pourquoi, nous ? Le dragon n’a jamais mis le pied dans notre ville !
— Tu sais bien qu’il dévore les voyageurs solitaires se rendant de la ville à la ville voisine…
— Qu’il les dévore en paix ! Et nous, retournons d’où nous venons !
— Tais toi ! Écoute…
     Les deux hommes frissonnèrent.
     Ils prêtèrent l’oreille un long moment. En vain. Seul, le tintement des boucles des étriers d’argent agitées, telles des piécettes de tambourin, par le tremblement convulsif de leurs montures à la robe noire et soyeuse, trouait le silence. Le second chevalier se mit à se lamenter.
— Oh ! Quel pays de cauchemar ! Tout peut arriver ici ! Les choses les plus horribles… Cette nuit ne finira-t-elle donc jamais ? Et ce dragon ! On dit que ses yeux sont deux braises ardentes, son souffle, une fumée blanche et que, tel un trait de feu, il fonce à travers la campagne, dans un fracas de tonnerre, un ouragan d’étincelles, enflammant l’herbe des champs. À sa vue, pris de panique, les moutons s’enfuient et périssent piétinés, les femmes accouchent de monstres. Les murs des donjons s’écroulent à son passage. Au lever du jour, on découvre ses victimes éparses sur les collines. Combien de chevaliers, je te le demande, sont partis combattre ce monstre et ne sont jamais revenus ? Comme nous, d’ailleurs…
— Assez ! Tais toi !
— Je ne le redirai jamais assez ! Perdu dans cette nuit je suis même incapable de dire en quelle année nous sommes !
— Neuf cents ans se sont écoulés depuis la nativité…
— Ce n’est pas vrai, murmura le second chevalier en fermant les yeux. Sur cette terre ingrate, le Temps n’existe pas. Nous sommes déjà dans l’Éternité. Il me semble que si je revenais sur mes pas, si je refaisais le chemin parcouru pour venir jusqu’ici, notre ville aurait cessé d’exister, ses habitants seraient encore dans les limbes, et que même les choses auraient changé. Les pierres qui ont servi à construire nos châteaux dormiraient encore dans les carrières, les poutres équarries, au cœur des chênes de nos forêts. Ne me demande pas comment je le sais ! Je le sais, c’est tout. Cette terre le sait et me le dit. Nous sommes tout seuls dans le pays du dragon. Que Dieu nous protège !
— Si tu as si peur que ça, mets ton armure !
— A quoi me servirait elle ? Le dragon surgit d’on ne sait où. Nous ignorons où se trouve son repaire. Il disparaît comme il est venu. Nous ne pouvons deviner où il se rend. Eh bien, soit ! Revêtons nos armures. Au moins nous mourrons dans nos vêtements de parade.
     Le second chevalier n’avait pas fini d’endosser son pourpoint d’argent qu’il s’interrompit et détourna la tête.
     Sur cette campagne noire, noyée dans la nuit, plongée dans un néant qui semblait sourdre de la terre elle-même, le vent s’était levé. Il soufflait sur la plaine une poussière qui semblait venir du fond des âges. Des soleils noirs, des feuilles mortes tombées de l’autre côté de la ligne d’horizon, tourbillonnaient en son sein. Il fondait dans son creuset les paysages, il étirait les os comme de la cire molle, il figeait les sangs dans les cervelles. Son hurlement, c’était la plainte de milliers de créatures à l’agonie, égarées et errantes à tout jamais. Le brouillard était si dense, cerné de ténèbres si profondes, le lieu si désolé, que le Temps était aboli, que l’Homme était absent. Et cependant deux créatures affrontaient ce vide insupportable, ce froid glacial, cette tempête effroyable, cette foudre en marche derrière le grand rideau d’éclairs blancs qui zébraient le ciel. Une rafale de pluie détrempa le sol. Le paysage s’évanouit. Il n’y eut plus désormais que deux hommes, dans une chape de glace, qui se taisaient, angoissés.
— Là ! chuchota le premier chevalier. Regarde ! Oh ! Mon Dieu !
     À plusieurs lieues de là, se précipitant vers eux dans un rugissement grandiose et monotone : le dragon.
     Sans dire un mot, les deux chevaliers ajustèrent leurs armures et enfourchèrent leurs montures. Au fur et à mesure qu’il se rapprochait, sa monstrueuse exubérance déchirait en lambeau le manteau de la nuit. Son œil jaune et fixe, dont l’éclat s’accentuait quand il accélérait son allure pour grimper une pente, faisait surgir brusquement une colline de l’ombre puis disparaissait au fond de quelque vallée; la masse sombre de son corps, tantôt distincte, tantôt cachée derrière quelque repli, épousait tous les accidents du terrain.
— Dépêchons nous !
     Ils éperonnèrent leurs chevaux et s’élancèrent en direction d’un vallon voisin.
— Il va passer par là !
     De leur poing ganté de fer, ils saisirent leurs lances et rabattirent les visières sur les yeux de leurs chevaux.
— Seigneur !
— Invoquons Son nom et Son secours !
     A cet instant, le dragon contourna la colline. Son œil, sans paupière, couleur d’ambre clair, les absorba, embrasa leurs armures de lueurs rouges et sinistres. Dans un horrible gémissement, à une vitesse effrayante, il fondit sur eux.
— Seigneur ! Ayez pitié de nous !
     La lance frappa un peu au-dessous de l’œil jaune et fixe. Elle rebondit et l’homme vola dans les airs. Le dragon chargea, désarçonna le cavalier, le projeta à terre, lui passa sur le corps, l’écrabouilla.
     Quant au second cheval et à son cavalier le choc fut d’une violence telle, qu’ils rebondirent à trente mètres de là et allèrent s’écraser contre un rocher.
     Dans un hurlement aigu, des gerbes d’étincelles roses, jaunes et orange, un aveuglant panache de fumée blanche, le dragon était passé…

— Tu as vu ? cria une voix. Je te l’avais dit !
— Ça alors ! Un chevalier en armure ! Nom de tous les tonnerres !
— Mais c’est que nous l’avons touché !
— Tu t’arrêtes ?
— Un jour, je me suis arrêté et je n’ai rien vu. Je n’aime pas stopper dans cette lande. J’ai les foies.
— Pourtant nous avons touché quelque chose.
— Mon vieux, j’ai appuyé à fond sur le sifflet. Pour un empire, le gars n’aurait pas reculé…
     La vapeur, qui s’échappait par petits jets, coupait le brouillard en deux.
— Faut arriver à l’heure. Fred ! Du charbon !
     Un second coup de sifflet ébranla le ciel vide. Le train de nuit, dans un grondement sourd, s’enfonça dans une gorge, gravit une montée et disparut bientôt en direction du nord. Il laissait derrière lui une fumée si épaisse qu’elle stagnait dans l’air froid des minutes après qu’il fut passé et eut disparu à tout jamais.

Ray BRADBURY,  Un remède à la mélancolie, traduction Jacqueline Hardy, éd. Denoël, coll. Présence du futur, 1961  (première éd. en anglais, 1948)




Monet, Train dans la neige

Claude Monet, Train dans la neige, 1875, huile sur toile, Musée Marmottan (Paris)



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