DRAGONS :
Tristan et Iseut,
Joseph Bédier, 1900
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Autres textes relatifs aux dragons : Présentation générale 1. Ovide, Les Métamorphoses (le dragon de Cadmos) - 2. Le Roman de la table ronde (Merlin et les dragons) - 3. Un extrait de l'article "Dragon" dans le Grand Dictionnaire universel de Pierre Larousse - 4. La Légende dorée, Jacques de Voragine (le dragon de Saint Georges). 5. Ray Bradbury, Le Dragon (nouvelle de 1948). 6. Le dragon de Troyes (Champagne). 7. Le Berger vainqueur du dragon (conte chinois). 8. La tarasque (Tarascon) - 9. Julio Ribera, le dragon Gri-grill. - 10. L'Enchanteur, Barjavel (où se mêlent terreur et comique) - |
Le Roman de Tristan et Iseut est une oeuvre de Joseph Bédier, médiéviste de la fin du XIXe siècle, qui a reconstitué le récit que nous ne possédons que par fragments : ceux de Thomas et de Béroul du XIIe siècle, celui d'Eilhart d'Oberg, celui de Gotfried de Starsbourg. Poussé par les barons jaloux, le roi Marc envoie son neveu en quête de la femme au cheveu d'or qu'il désire prendre pour épouse. Marc se dirige donc, déguisé en marchand, vers l'Irlande où il risque sa vie puisqu'il a tué le Morholt, frère de la reine d'Irlande. Il y débarque, n'est pas reconnu, lorsque : |
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[...] un matin, au point du jour, il ouït une voix si épouvantable qu'on eut dit le cri d'un démon. Jamais il n'avait entendu bête glapir en telle guise, si horrible et si merveilleuse. Il appela une femme qui passait sur le port : "Dites-moi, fait-il, dame, d'où vient cette voix que j'ai ouïe ? ne me le cachez pas. — Certes, sire, je vous le dirai sans mensonge. Elle vient d'une bête fière et la plus hideuse qui soit au monde. Chaque jour, elle descend de sa caverne et s'arrête à l'une des portes de la ville. Nul n'en peut sortir, nul n'y peut entrer, qu'on n'ait livré au dragon une jeune fille ; et dès qu'il la tient entre ses griffes, il la dévore en moins de temps qu'il n'en faut pour dire une patenôtre. — Dame, dit Tristan, ne vous raillez pas de moi, mais dites-moi s'il serait possible à un homme né de mère de l'occire en bataille. — Certes, beau doux sire, je ne sais ; ce qui est assuré c'est que vingt chevaliers éprouvés ont déjà tenté l'aventure ; car le roi d'Irlande a proclamé par voix de héraut qu'il donnerait sa fille Iseut la Blonde à qui tuerait le monstre ; mais le monstre les a tous dévorés." Tristan quitte la femme et retourne vers sa nef. Il s'arme en secret et il eût fait beau voir sortir de la nef de ces marchands si riche destrier de guerre et si fier chevalier. Mais le port était désert, car l'aube venait à peine de poindre, et nul ne vit le preux chevaucher jusqu'à la porte que la femme lui avait montrée. Soudain, sur la route, cinq hommes dévalèrent qui éperonnaient leurs chevaux, les freins abandonnés, et fuyaient vers la ville. Tristan saisit au passage l'un d'entre eux par ses rouges cheveux tressés, si fortement qu'il le renversa sur la croupe de son cheval et le maintint arrêté : "Dieu vous sauve, beau sire ! dit Tristan ; par quelle route vient le dragon ?" Et quand le fuyard lui eut montré la route, Tristan le relâcha. Le monstre approchait. Il avait la tête d'une guivre, les yeux rouges et tels que des charbons embrasés, deux cornes au front, les oreilles longues et velues, des griffes de lion, une queue de serpent, le corps écailleux d'un griffon. Tristan lança contre lui son destrier d'une telle force que, tout hérissé de peur, il bondit pourtant contre le monstre. La lance de Tristan heurta les écailles et vola en éclats. Aussitôt le preux tire son épée, la lève et l'assène sur la tête du dragon, mais sans même entamer le cuir. Le monstre a senti l'atteinte pourtant ; il lance ses griffes contre l'écu, les y enfonce et en fait voler les attaches. La poitrine découverte, Tristan le requiert encore de l'épée et le frappe sur les flancs d'un coup si violent que l'air en retentit. Vainement : il ne peut le blesser. Alors, le dragon vomit par les naseaux un double jet de flammes venimeuses : le haubert de Tristan noircit comme un charbon éteint, son cheval s'abat et meurt. Mais aussitôt relevé, Tristant enfonce sa bonne épée dans la gueule du monstre : elle y pénétre toute et lui fend le coeur en deux parts. Le dragon pousse une dernière fois son cri horrible et meurt. Tristan lui coupa la langue et la mit dans sa chausse. Puis, tout étourdi par la fumée âcre, il marcha, pour y boire, vers une eau stagnante qu'il voyait briller à quelque distance. Mais le venin distillé par la langue du dragon s'échauffa contre son corps, et dans les hautes herbes qui bordaient le marécage, le héros tomba inanimé. Joseph
Bédier, Le
Roman de Tristan et Iseut, éd.
l'édition d'art, 1922 (1re
édition, 1900)
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Tristan coupant la
langue du dragon. Fresque de la chambre de Tristan,
XVe siècle, Castel Roncolo, province
de Bolzano, Italie.
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André
Edouard Marty (1882 - 1974), 1946
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