DRAGONS : L'Enchanteur, René Barjavel, 1984

coquillage



Autres textes relatifs aux dragons
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En 1984, René Barjavel (1911- 1985), écrivain, journaliste, scénariste, publie un roman qui renoue le fil avec ses débuts d'écrivain quand il avait écrit en français contemporain La Chanson de Roland  pour mettre la geste à la portée des jeunes lecteurs, sous le titre de Roland, le chevalier plus fier que le lion (1942).
Dans L'Enchanteur, c'est l'ensemble des textes en prose rédigés au cours du XIIIe siècle autour de Lancelot et de la quête du Graal qui fournit la trame et les personnages. C'est un conte séduisant, où l'humour le dispute à l'amour, un éloge de la jeunesse et de la vie, car le seul véritable enchantement est celui de l'amour, un enchantement tellement puissant qu'il en désespère le Diable au point de lui faire concevoir le projet "Merlin" parce qu'il constate le vide de l'Enfer, puisque le Christ pardonne toujours, et qu'il ne peut mettre la griffe sur aucun pécheur, fût-ce le plus noir. A la dernière seconde, la conscience du mal les inonde et cela suffit pour que le Christ pardonne.
Au cours de ses aventures, Lancelot n'ayant pu, en raison de son amour pour la reine Guenièvre, épouse du roi Arthur, accéder au Graal, quitte le château aventureux en proie au chagrin et se voit, comme nombre de chevaliers, confronté à un dragon. Mais dans cette seconde moitié du XXe siècle, les dragons ne sont plus ce qu'ils étaient. Le conteur (le texte est fortement oralisé) sans perdre le caractère épique du combat, le transforme en scène de comédie avec un chevalier piétinant des dragons comme il le ferait de fourmis, ou les cuisant comme des homards. La conclusion joue de ce double registre dans le double sens "d'être cuit", le sens propre de l'animal plongé dans l'eau bouillante et le sens figuré de la formule familière : "être perdu".
Le caractère symbolique du dragon maléfique s'inscrit dans le grouillement et la multiplication, mais sa puissance est déconsidérée, en particulier par le projet de Lancelot de le hacher menu pour en écraser les morceaux. Le combat y perd toute grandeur, le dragon s'assimilant à de la vermine qu'un bon nettoyage à l'eau bouillante extermine.




[...] Un jour, il entendit les appels d'une demoiselle que quatre chevaliers emmenaient pour la livrer au dragon Gallemahout. C'était un malheur commun en ce temps-là: un dragon s'installait quelque part, près d'un village, de préférence dans une profonde caverne, et exigeait qu'on lui livrât à date fixe une fille vierge sans quoi il détruirait le village, incendierait les récoltes et réduirait les paysans en bouillie.
On n'a jamais su pourquoi les dragons exigeaient des filles vierges. Car ils ne les demandaient pas pour en user charnellement, mais seulement pour les manger. On aurait pu pensr qu'une dame un peu grassette ou même un boeuf auraient mieux fait l'affaire. Mais non : les dragons, tous les dragons, ont toujours voulu des filles vierges. C'est un mystère.
Lancelot tua les quatre cavaliers et décida d'aller tuer aussi le dragon Gallemahout. Il entra jusqu'au fond de la noire caverne qu'éclairaient seulement les flammes que l'horrible bête crachait par la gueule et par les yeux. Il avait dû laisser dehors son cheval épouvanté mais avait gardé sa lance, qu'il enfonça dans la gueule flamboyante jusqu'à ce qu'elle sortît derrière la tête. Mais la cervelle des dragons n'est jamais dans leur tête, toujours dans des endroits imprévus. Gallemahout gardait la sienne dans son troisième estomac, prenant bien soin de ne pas la digérer. Si bien que la lance qui lui traversait le crâne ne faisait que le gêner. Le temps qu'il s'en débarasse en la secouant, la broyant, la brûlant et l'avalant, Lancelot lui avait déjà tranché cinq pattes, trois ailes et le cou, et commençait à lui tailler le ventre.
Mais chaque morceau détaché du monstre devenait aussitôt un dragon d'un volume correspondant. Et ce qui restait de son corps se divisa en d'autres dragons de dimensions diverses. Et plus ils étaient petits, plus leur agressivité était grande. Si l'épée en coupait un en deux, cela faisait deux dragons.
Lancelot fut bientôt entouré d'une masse grouillante, mordante et brûlante qui l'attaquait de tous côtés. Chaque coup d'épée ne faisait que la multiplier. Il eut la tentation de se laisser submerger. Mais s'il succombait, la horde allait se répandre sur tous les villages d'alentour. Il continua donc la lutte, taillant, coupant, pointant, embrochant, moulinant, et augmentant à chaque coup le nombre des crocs et des griffes. Il s'aperçut qu'il pouvait venir à bout des plus petits en les écrasant sous ses pieds chaussés de fer : les dragons écrasés ne donnaient pas naissance à d'autres. Mais ceux qui dépassaient la taille d'une pomme étaient trop coriaces pour céder à la pression. Sous le soulier de mailles ils résistaient, glissaient, giclaient sur le côté, laissant le fer brûlant. S'il voulait exterminer ses adversaires de cette façon, qui semblait la seule possible, Lancelot devrait d'abord les réduire tous en menus morceaux...
Ce fut la voix de Viviane* qui lui indiqua comment en finir plus vite :
— Frappe le rocher, devant toi !
Il frappa.
L'épée ouvrit dans la paroi de la caverne une brèche d'où une source jaillit sur les dragons. Au contact de leurs flammes, l'eau devint bouillante, et ils furent cuits...



* Viviane est la Dame du lac qui a élevé Lancelot. Dans le roman de Barjavel elle est aussi la bien-aimée de Merlin qu'elle aime en retour, d'où la prison d'air où ils s'enferment ensemble volontairement, contrairement aux leçons médiévales où elle emprisonne Merlin, par traîtrise, comme d'ailleurs dans L'Enchanteur pourrissant d'Apollinaire.





photogramme Merlin

photogramme de Merlin (The Sword in the Stone, Walt Disney, 1963).

dragon ridiculisé : Madame Mime (la sorcière) dans son combat contre Merlin après s'être transformée en dragon est infectée par Merlin transformé en microbe.




Arthur Rackham

Une version sérieuse du combat de Lancelot contre le dragon, Arthur Rackham, illustration de The Romance of King Arthur, 1920


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